Liban : tout reprendre à zéro avant que tout ne sombre
Tribune par Dominique Eddé publiée dans Libération le 27 Août 2020 et disponible sur le lien suivant.
Pour l’écrivaine Dominique Eddé, il faut profiter de l’affaiblissement des forces politiques corrompues pour refonder le pays et développer les infrastructures. Elle compte sur le parti Citoyens, citoyennes dans un Etat pour mener au plus vite ce travail de la dernière chance.
Avec le choc dévastateur du 4 août, les Libanais sont arrivés au bout du bout. La faillite sociale, financière, économique est totale. Ceux qui peuvent s’en vont, ceux qui restent ne peuvent rien ou presque. En dépit de la démission du gouvernement et d’une poignée de membres du Parlement, les restes moribonds de l’ancien régime affichent encore leur volonté de durer. «Il est mort mais il s’obstine», dit le dicton argentin. A moins d’une rupture décisive, cette interminable agonie peut sacrifier un peuple au nom d’une clique. Pendant ce temps, on ne compte pas le nombre de groupes et de personnes qui se mobilisent, avec une formidable efficacité, pour sauver les vies, les maisons brisées. Jamais le pays n’a si bien incarné le meilleur et le pire de l’espèce humaine.
Partant de là, que reste-t-il à faire ? Des centaines de groupes, partis, associations essaient de maintenir la tête du pays hors de l’eau. Beaucoup sont issus de l’insurrection d’octobre, d’autres sont à l’œuvre depuis longtemps. Parmi ces derniers, il est un parti dont la vision et le programme valent d’être pris très au sérieux. Il s’agit de Citoyens, citoyennes dans un Etat. En arabe, Mouwatinoun wa Mouwatinat fi Dawla (MMFD). A sa tête, Charbel Nahas, un ancien ministre qui a démissionné en 2012, ayant donné des preuves répétées de compétence, d’intégrité, de sens de l’intérêt public. Des qualités pour le moins rares dans un pays rompu à l’individualisme. Cet homme qui impressionne par sa qualité de pensée inquiète les uns de par son caractère inflexible, les autres de par les efforts que réclame son projet s’il venait à être appliqué.
Quels efforts ? L’effort élémentaire de renoncer au court terme, aux illusions, aux gains rapides, à l’économie de rente, aux privilèges. L’effort de vouloir pour l’autre ce que l’on veut pour soi : la sécurité sociale, un réseau de transports en commun, un enseignement public de qualité pour tous. Dans un livre qui vient de paraître en version bilingue arabe et français (Une économie et un Etat pour le Liban, éd. Riad El-Rayyes Books), cet économiste, ingénieur polytechnicien, dresse un état des lieux précis et chiffré de la faillite et de ses raisons. Son diagnostic est le suivant : le pays fonctionne depuis les années 80 dans un cadre qui n’a plus d’Etat que le nom. La sortie de la guerre civile s’est faite dans des conditions incompatibles avec l’autonomie et la paix du pays. La société est profondément contaminée par le mal dont elle souhaite guérir. L’aider à en guérir, c’est l’aider à penser autrement en lui assurant de nouvelles conditions de vie. Les pouvoirs communautaires qui ont confisqué et gangrené tous les rouages institutionnels sont, à ses yeux, les principaux responsables de la catastrophe actuelle. Les slogans brandis en octobre par des centaines de milliers de Libanais recouvraient le même constat : «En finir avec le confessionnalisme, le clientélisme, le pouvoir des mafieux.» Oui, mais comment ? Nous savons tous que les structures communautaires et familiales ont envahi les mentalités et qu’on ne les fera pas disparaître comme on souffle une bougie. Nous savons aussi que nombreux sont ceux qui veulent en finir, sans oser faire le pas que cet «en finir» suppose. Qu’il s’agisse d’assurer la fourniture des services de base tels que l’eau, l’énergie électrique, la gestion des déchets, les transports ou les télécoms, Nahas nous donne à comprendre que cela ne se fera qu’à partir d’une décision générale impliquant non seulement la mise à distance des acteurs politiques qui ont obstrué les issues, mais aussi et surtout la refonte du système sur lequel leur pouvoir repose.
Les puissances étrangères, habituées à réduire et traiter les Libanais en termes de communautés plutôt que de citoyens, n’ont pas nécessairement «intérêt» à soutenir un programme de sauvetage centré sur la construction d’un Etat. Outre son caractère d’urgence au plan économique et social, ce programme présente l’avantage local et régional de faire valoir les mêmes droits pour chacun, indépendamment de toute appartenance confessionnelle. Ceux qui se sentent légitimement menacés dans cette partie du monde – notamment les chrétiens – ne pourront être défendus que dans ce cadre élargi. Du temps où ils ont eu des pouvoirs exceptionnels au plan étatique, ils n’ont pas su – à peu d’exceptions près – en faire profiter le pays. Il leur faut désormais se projeter dans un nouvel espace à l’intérieur duquel chacun, chacune, a le même droit que l’autre. Toute solution, qui s’appuierait sur les armes ou les déclarations intempestives, creusera leur tombe. Les rapports de force étant ce qu’ils sont, la présence armée du Hezbollah ne pouvant être dissoute sur commande, la population étrangère étant aussi importante en nombre que la population libanaise qui s’en va, il ne peut y avoir de lueur de solution qu’ultra-rapide dans sa mise en place, et forcément patiente dans sa consolidation.
Que demandent les partis de l’opposition, dont celui-ci, aujourd’hui ? Ils demandent un transfert de pouvoir pacifique, au profit d’un gouvernement doté de pouvoirs législatifs spéciaux, sur une période de dix-huit mois. C’est maintenant, c’est tout de suite – au moment rare où toutes les forces politiques véreuses sont affaiblies – qu’il faut avoir le courage de négocier ce grand virage. Seul un gouvernement affranchi du pouvoir mafieux sera en mesure de procéder aux réformes urgentes, (sans en passer par un Parlement sous la coupe de l’ancien régime), de relancer par sa crédibilité les négociations avec le FMI ou autres, de désamorcer un processus mortifère. Si le Liban poursuit sa descente en roue libre, avec les mêmes au volant et, pour sauver la façade, quelques experts en réformes, le pays sera inéluctablement exposé à une décomposition plus ou moins violente.
A l’avant-veille du retour du président Macron, le 1er septembre à Beyrouth, je souhaite rappeler à la France cofondatrice du Liban il y a cent ans qu’elle ne peut plus contribuer à aider ce pays sans prendre au sérieux sa minorité sérieuse : l’ensemble de l’opposition au pouvoir oligarchique. La France est bien placée pour savoir que les résistants, en temps de tragédie, ne relèvent pas de la majorité. Si le Liban est rapiécé, recollé, avant que le tissu ne soit traité, il sera condamné à n’avoir qu’un âge d’homme. S’il est sauvé dans de bonnes conditions, il peut être, en revanche, le pionnier du meilleur après avoir été le pionnier du pire.
Les chances sont minces ? Oui. Très minces, mais elles existent. La clé principale de cette chance réside dans le respect de la laïcité de son Etat, ainsi que le veut sa Constitution qu’on s’acharne à ne pas appliquer. C’est la pierre angulaire du projet que présente le MMFD. Il incombe à ce parti, à Nahas en particulier, de manifester de l’ouverture envers les autres groupes de l’opposition, de faire et d’inspirer confiance, d’admettre la concession, de créer les conditions de l’union sacrée. Qu’elles se trouvent au Liban ou à l’extérieur du pays, les personnes d’envergure, en tous domaines, ne manquent pas. Il ne s’agit en aucun cas, selon ce projet, de nier la réalité communautaire, il s’agit de lui ôter son pouvoir de décision politique. La solution qui vaut pour le Liban vaut pour toute la région. Qu’on nous dise, par exemple, comment Israël pourra assurer à terme la sécurité de ses habitants si ce n’est en renforçant la notion de citoyenneté et de laïcité ? Toute promotion du statut citoyen, tout renvoi de l’identité communautaire à la sphère privée, est de nature à assurer la paix, aussi bien dans cette partie du monde qu’au cœur même de l’Europe. Si elle est acquise et protégée par le droit, la confiance des uns envers les autres désamorcera les crispations religieuses.
En dehors de ce tournant radical, les manœuvres reproduiront du même à l’infini. C’est-à-dire de la haine et de la guerre. C’est au Liban que la destruction a commencé en 1975. Elle s’est répandue en Irak, en Syrie, en Palestine. Elle vient de frapper à nouveau, là où elle avait débuté. De deux choses l’une : soit tout sombre, soit tout est repris à zéro. Avoir le courage de s’en prendre à la racine du mal c’est avoir celui de rompre le cercle vicieux confessionnel dans lequel est inséré l’ensemble de la politique régionale depuis soixante-dix ans. L’état de délabrement dans lequel se trouve le Liban, miniature du monde, est de ce point de vue exemplaire. Pour peu que l’on ouvre les yeux, tout donne à voir que l’utopie réaliste est infiniment plus convaincante que le réalisme sans vision du rafistolage.