Charbel Nahas : « Il existe une alternative face au communautarisme »
Entretien réalisé par Pierre Barbancey publié dans l’Humanité le Vendredi 24 Juillet 2020 sur le lien suivant.
Homme politique aux fortes convictions de gauche, Charbel Nahas appelle le pouvoir en place à prendre ses responsabilités pour éviter l’émergence de la violence. Il anime mouvement Citoyens et citoyennes dans un État.
Charbel Nahas est Économiste et polytechnicien.
La France serait-elle la solution pour le Liban, avec cette visite de Jean- Yves Le Drian?
Charbel Nahas Au Liban, il n’y a pas d’État. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de capacité de prise de décision politique, que ce soit dans les relations extérieures ou dans les choix de politique interne. Il y a un magma qui avait plus ou moins fonctionné quand, à l’extérieur, les différents acteurs étatiques (États-Unis, Syrie, Arabie saoudite, etc.) étaient plus ou moins d’accord. Mais ça ne marche plus. Il y a un condominium de six chefs de communauté qui ont chacun une conscience parcellisée de la société, qui s’occupent de ce qu’ils appellent «leurs gens» et ont des connexions plus ou moins solides avec des acteurs externes. Donc, la problématique n’est pas la France et le Liban.
Comment caractérisez-vous la situation économique du Liban?
Charbel Nahas Le Liban est le pays où la financiarisation a atteint des niveaux très avancés. Non seulement nous avons l’illusion financière mais nous avions l’illusion monétaire d’un pseudo-dollar libanais. On assiste à un effondrement de tout cela, avec évidemment une perte de l’épargne et une perte des revenus, mais aussi une incapacité à avoir une unité de compte qui est la monnaie et donc un blocage de tous les échanges économiques. C’est un cas extrême mais intéressant pour qui veut regarder ce qui se passe dans le monde.
À côté de la financiarisation, le Liban représente un développement amplifié du phénomène communautaire. On voit pousser ces phénomènes communautaires un peu partout, sous des formes diverses, de racisme ou autre. Au Liban, le communautarisme s’est installé solidement durant la guerre civile et il a été institutionnalisé depuis. Il y a des institutions politiques qui chacune tire sa légitimité d’une partie de la population en ignorant complètement le reste de la société. Elles se trouvent dans l’incapacité de prendre une quelconque décision parce qu’elles n’ont pas prise sur la société. Il n’y a pas, au Liban, de gens qui viennent dire que, devant la faillite, il faut donner aux banques tous les biens publics ou, à l’inverse, il faut nationaliser les banques. Parce que cela entraînera des choix au niveau des déposants, des employés, des débiteurs, des créditeurs. Et ces institutions communautaires ne se définissent pas ainsi. Elles se composent de riches, de pauvres, de banquiers, et donc aucune de ces institutions n’a jamais formulé une position et ne peut formuler une position sur un sujet. Ainsi, toute la société va à la dérive. Ce couple formé par l’extrême financiarisation et l’extrême communautarisme fait du Liban un laboratoire.
Je pense que le combat que nous menons a une portée domestique, régionale et pointe des enjeux qui touchent le monde entier.
La visite de Jean-Yves Le Drian peut-elle changer quelque chose?
Charbel Nahas Il existe des relations historiques entre le Liban et la France, économiques, culturelles… La France développe une politique étrangère où l’enjeu méditerranéen pèse. De ce fait, d’un côté comme de l’autre, il y a un intérêt particulier. C’est un atout à ne pas dédaigner quand on est un petit pays. Mais le problème est que la politique française depuis au moins trente ans a consisté essentiellement à soutenir le régime communautaire. Ce qui a produit une prolongation de la durée de vie de ce système qui est un système essentiellement destructeur : il produit une émigration massive, accumule des dettes et, surtout, démoralise complètement la société. Il y a une ambiguïté fondamentale. D’abord, un intérêt réciproque compréhensible mais ensuite, un soutien systémique alloué à ce système par les différents gouvernements français. Or, c’est une calamité.
Ce qui se passe place la France devant un choix sérieux. Soit elle continue à soutenir cette bande d’incapables qui pratiquent de facto une politique réellement criminelle. Soit elle prend acte que cette bande a perdu tout moyen d’influer sur la réalité et qu’il faut traiter avec l’alternative, qui consiste à établir un État laïque, le premier dans la région, face à tous les États racistes, religieux, à commencer par Israël. Ce qui aurait une portée autrement plus importante que la poursuite du soutien à des incapables. Bien que Le Drian ait fait quelques remarques, on assiste pour l’instant à la poursuite de ce soutien par la France. J’espère que ça changera.
Qui, au Liban, est porteur de ces solutions nouvelles?
Charbel Nahas La contestation de cet état de fait n’a pas cessé durant ces trente dernières années. Mais tant qu’il y avait de quoi distribuer à droite ou à gauche, c’est ce qu’on appelle la corruption, l’opposition était faible. Nous avons passé notre vie à essayer de la faire grandir. Mais ce qui s’est passé fin 2019 n’est pas une crise financière. C’est l’effondrement d’un système politique. Une dynamique nouvelle a démarré. Elle est plus lente que ce que nous espérions. Elle consiste à formuler un projet de société réellement alternatif. Progressivement des choses se coalisent. Nous-mêmes, Citoyens et citoyennes dans un État, en faisons partie. Nous avons même été rejoints par l’essentiel des retraités de l’armée, ce qui est un événement majeur non seulement par leur nombre mais par ce qu’ils représentent dans la société. Il y a aussi des partis laïques, de gauche… Les choses bougent. C’est la montée en force de ce projet alternatif face à la stagnation. Nous sommes à un moment extrêmement grave.
Comment la géopolitique régionale pourrait-elle interférer?
Charbel Nahas Les chefs communautaires ont tous leur regard braqué sur les négociations et affrontements existants. Mais le Liban n’étant pas un État n’est pas assis à la table des vraies négociations et risque fort d’être plutôt un morceau de gâteau que les vrais négociateurs – essentiellement américains et iraniens – vont se partager avec une issue qui est absolument inconnue pour tous les acteurs locaux. Il serait heureux que la France ose se démarquer de tout ça.