Charbel Nahas : «Dissocier l’économie de la politique est absurde»

Publié le 7 janvier 2021 dans le Commerce du Levant sur ce lien. Propos recueillis par Salah Hijazi

L’économiste et secrétaire général de Citoyens et Citoyennes dans un État (MMFD), Charbel Nahas, vient de publier un livre, intitulé “Une économie et un État pour le Liban”, dans lequel il détaille le programme politique et économique de son mouvement. Entretien. 

Vous insistez dans votre ouvrage sur la nécessité de remplacer le système confessionnel par un État laïc, alors que pour certains ce volet est secondaire par rapport aux questions économiques. Pourquoi ce débat ne peut-il pas, selon vous, être reporté ?

Il faut arrêter de croire que l’économie est un «dossier» que des technocrates doivent gérer. Dissocier l’économie de la politique est absurde, le sujet étant politique par nature, d’autant plus dans un contexte de crise. Il s’agit d’allouer des ressources limitées à différents groupes d’intérêts, structurellement en conflit, ce qui implique des décisions et des arbitrages entre les différents segments de la société suivant une hiérarchie définie par la politique.

Or, dans le cadre institutionnel d’un État confessionnel comme le Liban, les dirigeants sont incapables de faire des choix politiques. Si le “zaïm” décide de privilégier un groupe d’intérêt par rapport à un autre, les membres de sa communauté qui seront lésés se retourneront contre lui, alors que ceux qui appartiennent à une autre confession ne rejoindront jamais ses rangs même s’ils bénéficient d’une telle décision. Les chefs communautaires n’ont donc aucun intérêt à trancher.

De ce fait, ils voient les Libanais comme des groupes confessionnels et non pas comme des citoyens ayant des intérêts socioéconomiques souvent conflictuels. Aujourd’hui, les hommes politiques multiplient les slogans, mais aucun d’entre eux ne saurait quoi faire face à un choix de politique économique difficile. La transition vers un État laïc est la condition sine qua non pour le redressement du pays.

Ce changement ne doit-il pas s’opérer à travers des élections ?

Je le dis avec amertume, mais je ne pense pas que le changement se fera par les urnes. Au moment où l’on se parle, les élections législatives partielles pour remplir les sièges vacants après les démissions de plusieurs députés, en août, auraient dû avoir déjà lieu. Le gouvernement aurait dû aussi présenter un projet de budget au Parlement, sauf qu’il ne respecte pas les délais constitutionnels. Pour moi, des élections ne seront organisées que si la classe politique est sûre de les remporter.

Si le scrutin a lieu, les groupes issus de la «thawra» auront beaucoup de mal à s’entendre sur des listes électorales et un programme unifiés, sachant que chaque candidat devra adapter son slogan à la région où il se présentera, et à l’électorat qu’il cherchera à amadouer. Si la loi électorale n’est pas modifiée, l’opposition devra jouer le jeu du système et adopter la même rhétorique.

La seule alternative est de négocier une transition avec la classe politique, lorsque celle-ci aura enfin compris son incapacité structurelle à résoudre la crise, en mettant en place un gouvernement de transition aux pouvoirs exceptionnels. Je sais que l’idée de négocier n’enchante pas grand monde, mais je ne vois pas d’autres moyens.

Si vous étiez à la tête d’un tel gouvernement, quelles seraient vos priorités ?

Dans “Une économie et un État pour le Liban”, nous proposons une transition en trois étapes dans le cadre d’un vrai projet politique. Dans la première phase, qui durerait moins d’un mois, la priorité serait de connaître les disponibilités réelles de l’État, en chiffrant formellement ses actifs et ses passifs pour en finir avec les illusions et les manipulations comptables. Il n’y a pas besoin de recourir à des cabinets internationaux, le censeur de la Banque du Liban (ou délégué du gouvernement en arabe) devrait être en mesure de faire un bilan comptable honnête.

Le gouvernement enverrait aussi des ambassadeurs, qui représenteraient l’État Libanais et non les partis politiques, pour négocier avec les pays et les organisations-clés afin d’avoir une idée claire des offres financières, commerciales, ou en nature, qu’ils seraient prêts à nous faire, et à quelle condition. C’est une étape préliminaire nécessaire pour connaitre la marge de manœuvre réelle du gouvernement.

Une fois les leviers identifiés, quelle serait la prochaine étape ?

La deuxième phase du travail du gouvernement de transition, qui devrait durer entre trois et six mois, sera configurée en fonction des résultats de l’audit mené, avec l’objectif de contenir les effets de la faillite. L’exécutif devra observer les évolutions financières, sociales et sécuritaires et y répondre par des mesures immédiates, en respectant le principe de la répartition équitable des pertes. Cela implique de faire payer davantage ceux qui ont abusé des ressources publiques et de mettre en œuvre une politique sociale et économique appropriée.

Quels seraient les piliers de cette politique ?

Pour augmenter le pouvoir d’achat des ménages et affirmer la légitimité fonctionnelle laïque de l’État, plutôt que de recourir à des politiques de subventions et d’assistanat, le gouvernement de transition devra instaurer par ordonnance une couverture santé universelle pour tous, et la gratuité de l’enseignement de base. Quant à l’enseignement supérieur, il serait gratuit à condition d’être contractualisé, afin de ne pas servir uniquement à l’exportation des jeunes. À défaut, l’étudiant devra s’acquitter lui-même des frais de sa scolarisation.

Nous proposons aussi de substituer les subventions sur les hydrocarbures par un système de transports publics efficace. Il s’agit notamment de créer des Transports publics en site propre, c’est-à-dire ayant leurs propres voies, pour relier les pôles urbains, et opérer à l’intérieur de chacun de ces pôles.

Le secteur de l’électricité devra également être réformé, puisque dans leurs formes actuelles les subventions profitent davantage aux grands consommateurs. Les tarifs de l’électricité devront être fortement progressifs.

En parallèle à ces réformes, quelle politique monétaire adopteriez-vous ?

La question monétaire est centrale dans la période de transition. Le Liban a vécu pendant plus d’une vingtaine d’années une illusion monétaire, celle du dollar libanais, dont la livre libanaise n’est qu’un dérivé. Il faut reconnaître le besoin d’une monnaie nationale, ce qui implique la fin de la «dollarisation» en faveur d’une «livrisation». Il faut aussi réglementer le stock de devises d’une manière très stricte, à travers une convertibilité limitée de la livre. Mais les mesures à prendre dépendront naturellement des avoirs réels en devises de la BDL.

En parallèle, le secteur financier doit être restructuré dans l’objectif de le réorienter vers sa vocation de base : canaliser l’épargne vers l’investissement en vue de préserver les intérêts de la société. Les taux d’intérêts réels doivent rester réduits, en deçà du taux de croissance réel.

Vers quels secteurs faut-il orienter ces investissements ?

Plusieurs facteurs doivent être pris en considération quand il s’agit de décider la forme d’intervention dans chaque secteur, en faisant la distinction entre services non-échangeables, et biens et services échangeables. La petite taille du pays rend absurde la mise en place d’une politique de substitution aux importations. Il faut donc miser sur l’exportation, à travers la spécialisation dans des secteurs présentant un avantage comparatif, et l’émergence de grandes entreprises libanaises capables de créer de l’emploi. L’activité productive ne doit plus se concentrer sur les maillons finaux de la chaîne de production, mais sur plusieurs maillons afin d’enclencher un mécanisme de croissance en amont ou en aval.

Quelle sera la dernière étape pour le gouvernement de transition ?

L’objectif de la troisième et dernière phase, qui s’étendrait sur six à sept mois serait de rétablir la cohésion sociale en instaurant définitivement la légitimité laïque de l’État. Au programme : le recensement de tous les résidents, l’unification du statut personnel, et l’amendement de la loi électorale, pour y inclure notamment l’instauration d’une représentation communautaire facultative pour ceux qui le souhaitent. La question épineuse des armes du Hezbollah devra aussi être traitée de sorte à permettre à l’État de profiter des capacités existantes. À la fin de cette période, des élections législatives seraient organisées, et permettraient de juger le succès ou l’échec de la période de transition.

Un gouvernement de transition peut-il mettre en place un tel programme sans avoir une assise populaire ?

MMFD est le seul mouvement politique à offrir une vision d’avenir, alors qu’actuellement, les Libanais souffrent sans voir de lumière au bout du tunnel. Notre projet donne un message d’espoir qui justifierait les sacrifices que chacun devra faire, à des degrés variables, dans le cadre de la répartition équitable des pertes. Un tel gouvernement serait le premier à tirer sa légitimité de ses fonctions et de son programme, et non du sang versé par les guerres et les assassinats politiques.