Suicides, faillites, licenciements… Le Liban précipité dans l’abîme

Article par Laure Stephan parut dans Le Monde le 5 Juillet 2020

Alors que la crise économique fait des ravages, les pourparlers avec le FMI pour une aide d’urgence sont à l’arrêt.

Des fleurs pour un dernier hommage. Des cris de colère et de douleur. Des Libanais se sont rassemblés, vendredi 3 juillet, dans le quartier de Hamra à Beyrouth, après le suicide d’un homme, sur fond de dégringolade économique et financière. Dans ce lieu commercial jadis vibrant, Ali Al-Haq, 61 ans, s’est ôté la vie, en plein jour et en pleine rue, en se tirant une balle. « Il s’est tué à cause de la faim ! », a dénoncé son cousin. Le même jour, un autre suicide a été rapporté par la presse, commis dans une région au Sud de la capitale par un chauffeur de minibus en difficulté financière. Ces morts violentes ont suscité une onde de choc.

Ce n’est plus une crise que traverse le Liban. C’est une tornade, un déclassement à toute allure, un début d’apocalypse. « On se réveille épuisés le matin, sans aucune certitude », s’exclame Maria, une thérapeute. Au fil des guerres et des crises politiques qu’a connues le Liban, vivre au jour le jour est devenu une philosophie. Mais cette crise, comme jamais auparavant, est marquée par une dépossession du pouvoir d’achat, des licenciements massifs, et une perte de repères. Nul ne sait jusqu’où ira la chute. « C’est un choc énorme, bien pire que la Grèce, que vit le Liban », diagnostique l’économiste Charbel Nahas, l’un des très rares à avoir averti, dès l’automne 2018, du séisme qui guettait le pays.

A Beyrouth, les rideaux de fer des magasins sont toujours plus nombreux à rester baissés, signe des faillites ou de l’activité au ralenti. « On a réduit les horaires, car il n’y a pas assez de travail : les clients ne peuvent pas faire face à l’inflation. J’ai peur que les propriétaires ferment le supermarché, peur de perdre mon travail », dit Hania, une caissière. Son salaire ne vaut plus grand-chose, mais c’est tout ce qui lui reste.

Dans certaines boutiques, les prix ne sont plus affichés : il est devenu trop compliqué de les modifier chaque jour. La majorité de ce qui est consommé est importé en dollars, dont le prix ne cesse d’évoluer sur le marché noir, et trois taux se juxtaposent : l’un officiel (1 500 livres pour un dollar), l’autre pratiqué par les banques (3 850 livres pour un dollar) et le dernier en vigueur sur le marché noir (au-delà de 8 000 livres pour un dollar). « On ne sait plus à quel prix vendre », dit Hassan, qui tient une petite épicerie. La viande est devenue un produit de luxe : l’armée a annoncé l’avoir retirée des repas de ses soldats. A certaines intersections, s’ajoutent, aux petits mendiants présents depuis des années, des silhouettes jamais vues, celles de personnes âgées qui vendent des bricoles en échange d’un billet. Pour ne rien arranger, Beyrouth est plongé dans le noir, la nuit, depuis plusieurs jours, faute d’alimentation en électricité.

Les banques honnies

Dans sa pharmacie du quartier de Badaro, Ali Al-Hariri voit des clients lui « demander des remises ». Surtout, il fait face à une surcharge de commandes : « Les gens ont peur qu’il y ait des pénuries, spécialement ceux qui souffrent de maladies chroniques. Alors ils stockent pour plusieurs mois. On arrive à peine à suivre. » Fin juin, des rumeurs sur un manque de farine ont conduit des Libanais à former de longues files devant des boulangeries pour acheter du pain, rappelant des scènes de la guerre civile (1975-1990). Le prix de ce produit subventionné a été augmenté.

Les banques, elles, se sont calfeutrées derrière des parois de métal qui recouvrent les vitrines extérieures. Jadis considérées comme un pilier de l’économie, elles sont désormais honnies. Les retraits sont rationnés. Les dollars y sont introuvables, hormis pour ceux qui en reçoivent de l’étranger. Aux taux d’intérêt élevés, qui ont longtemps attiré les dépôts et alimenté le système financier libanais, a succédé depuis l’automne le blocage de l’argent des petits épargnants. Des fuites massives de capitaux vers l’étranger ont eu lieu, elles, depuis avril 2019, par des initiés ou des privilégiés. « C’est mon argent ! Vous n’avez pas le droit de m’empêcher de le retirer ! », crie un retraité dans une agence bancaire du quartier d’Achrafieh. L’esclandre ne fait plus ciller : tout le monde s’est habitué à cette détresse, les clients las comme les employés qui se demandent quand viendra leur tour d’être licenciés.

La catastrophe dépasse les murs de la capitale. « Je peine à acheter du lait et des couches pour mes enfants. Et pourtant, je fais partie de la classe moyenne. Alors que dire des pauvres ? », s’inquiète Nizar, enseignant à Tripoli, dans le Nord. « Je voudrais qu’on revienne avant le 17 octobre [en référence au soulèvement populaire de 2019]. On avait toute cette clique de corrompus au pouvoir, mais au moins on avait un peu de stabilité. Aujourd’hui, ces politiciens n’ont pas quitté le paysage, et on va vers l’inconnu », ajoute-t-il, alors qu’il a participé à la contestation. Cette dernière a été la conséquence, et non la cause, de la crise financière, qui a éclaté à l’été 2019. Mais Nizar traduit un sentiment d’inquiétude partagé par des Libanais, qui craignent le chaos dans un pays sur le fil du rasoir, quand ce ne sont pas des rumeurs sur une attaque israélienne cet été qui circulent.

La diaspora appelée à l’aide

A Tyr, dans le Sud, l’activité est aussi au point mort. Nour Ezzeddine, qui travaille dans une école, s’estime chanceuse par rapport aux enseignants licenciés dans d’autres établissements ou aux voisins qu’elle voit demander de l’aide pour subvenir à des besoins de base. Elle a pourtant dû « vendre [sa] voiture » et est retournée vivre chez ses parents, pour continuer d’épauler ses enfants, étudiants en France. « On vit un changement brutal. J’ai peur qu’on devienne dépendants, dans le Sud, des billets envoyés par nos proches de la diaspora », dont une bonne partie vit en Afrique.

C’est aux nombreux expatriés libanais dans le monde que le premier ministre Hassan Diab a récemment fait appel, en les invitant à venir au Liban avec des dollars pour aider leur famille et leur pays. « C’est franchement comique d’entendre de tels propos », raille Nour Ezzeddine. Cette exhortation a donné aux Libanais le sentiment qu’ils ne pouvaient, comme souvent, compter que sur eux-mêmes ou sur les solidarités familiales et communautaires.

Le gouvernement apparaît toujours plus impuissant. Il a été formé en janvier avec le soutien du Hezbollah, du président Michel Aoun et du président du Parlement Nabih Berri, quand le reste du spectre politique (comme l’ancien premier ministre Saad Hariri, Walid Joumblatt ou Samir Geagea) est passé à l’opposition, en tentant d’exploiter la contestation. Jeudi, le gouvernement a été donné sur le départ. « Il n’y a aucune intention de démissionner », soutient une source de l’entourage du premier ministre.

Risque de violences

Pour l’économiste et ancien ministre Charbel Nahas, qui dirige le parti politique Citoyens et citoyennes dans un Etat, ce cabinet « de façade », malgré son esprit réformateur proclamé, « a laissé se dérouler tout le scénario auquel on assiste depuis sept mois ». Il s’agit, notamment, des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) qui ont été, selon lui, sciemment poussées à l’échec. Le plan présenté par le gouvernement à l’organisme international prévoyait une répartition des pertes et une restructuration des banques et de la banque centrale, qui refuse de présenter son bilan au gouvernement. Or l’establishment financier est étroitement lié à l’oligarchie politique, dont des membres sont représentés dans les conseils d’administration des banques. Celles-ci sont favorables à une privatisation des biens de l’Etat pour éponger les pertes d’un pays surendetté.

Le ministre des finances, Ghazi Wazni, a annoncé que les discussions avec le FMI étaient « suspendues. » Mais selon M. Nahas, elles sont « finies. Restent les négociations politiques, qui se jouent en dehors du gouvernement, avec l’influence d’acteurs externes », comme Téhéran et Washington – en pleine confrontation régionale, alors que les Etats-Unis ont multiplié les sanctions contre l’Iran et ses alliés, comme le Hezbollah –, pour « un réaménagement de la scène intérieure ». M. Nahas dénonce un « système composé de chefs communautaires de toutes obédiences, des banques et du gouverneur de la banque centrale, prêt à détruire la société » pour assurer sa survie. Il prédit un appauvrissement sidéral, un risque de violences et une émigration massive. Des Libanais ont déjà fait leurs valises.