Au Liban, le pouvoir communautaire est tombé

Article publié dans le journal Le Monde le 26 Octobre 2019 et disponible sur ce lien.

Ancien ministre libanais du travail, l’économiste Charbel Nahas appelle de ses vœux un nouvel exécutif qui disposerait des pleins pouvoirs.

Propos recueillis par Benjamin Barthe et Laure Stephan

L’économiste libanais Charbel Nahas, 65 ans, ancien ministre des télécommunications et du travail, est l’actuel directeur de Citoyens et citoyennes dans un Etat, une association qui aspire à bâtir un « Etat laïque, démocratique, juste et efficace ». Cette grande voix réformatrice de gauche, engagée dans la protestation qui secoue le pays du cèdre, fait partie d’un groupe informel d’intellectuels, de militants et d’experts, qui s’efforce de préparer une possible transition politique.

A quoi assiste-t-on ? Un coup de gueule géant ? Une révolte ? Une révolution ?

On assiste à la célébration de la fin d’un régime. La société libanaise s’est soumise après la guerre civile [1975-1990] à un mode de pouvoir qui est à bout parce que la condition indispensable à son fonctionnement – drainer une quantité croissante de milliards de dollars chaque année – est en panne. Une survie artificielle lui a été assurée depuis quatre ans. Le gouvernement français a participé à cet effort avec le cérémonial de Cèdre [conférence des bailleurs de fonds du Liban, en avril 2018, au cours de laquelle 11 milliards de dollars lui ont été promis sous condition de réformes].

Vous voulez dire que le pouvoir est déjà tombé ?

C’est ce que les Libanais hurlent dans la rue. Ce qui se passe ici ne ressemble pas à ce qui s’est passé dans les pays du printemps arabe. Ces régimes fonctionnaient mal, mais ils fonctionnaient. Ici, le pouvoir est tombé tout seul. Ce ne sont pas les manifestants qui ont créé la crise financière et politique, c’est l’inverse. En mai 2018, les gens ont voté à près de 90 % pour les partis au gouvernement. Mais aujourd’hui, ils ne sont plus embrigadés. Le pouvoir communautaire est tombé. Les gens le disent chacun à leur manière, avec des blagues, parfois des grossièretés. Ils viennent aussi proposer une alternative. Et cette alternative, à notre sens, doit être un Etat laïque.

Quel a été le déclencheur du mouvement ?

Dans ce moment très critique, des idiots ont pris des dispositions d’une insolence incroyable. Je pense au ministre des télécommunications, Mohamed Choucair. Il a cru pouvoir lever 240 millions de dollars [215 millions d’euros], en taxant les appels sur WhatsApp, alors que quinze jours plus tôt, il avait utilisé 120 millions de dollars de deniers publics pour installer, dans un immeuble cossu du centre-ville, les bureaux d’un réseau de téléphonie mobile détenu par l’Etat. Cet acte de provocation a suscité une réaction populaire énorme. C’est comme si Mohamed Choucair avait retiré la goupille d’un ressort.

Hassan Nasrallah, le chef du mouvement chiite Hezbollah, qui est opposé à toute démission du gouvernement, a prononcé vendredi un discours très ferme. Il s’est efforcé de discréditer les manifestants, en insinuant qu’ils ont partie liée avec des intérêts étrangers, tout en cherchant à leur faire peur, en brandissant le spectre du chaos. Comment réagissez-vous ?

Le logiciel communautaire s’applique pleinement au Hezbollah. Il est incapable de comprendre qu’il y a une vraie société libanaise travaillée par des mécanismes économiques. Dans l’esprit de Nasrallah, il n’y a que des pro-Saoudiens, des pro-Américains, etc. Cette approche vaut aussi pour les acteurs extérieurs, qui ne voient au Liban que des communautés, le Hezbollah en étant une. C’est l’absence d’Etat qui explique que Nasrallah a mis en jeu son crédit considérable, pour défendre un système indéfendable.

Que pensez-vous du programme de réformes proposé lundi par le premier ministre Saad Hariri en réaction aux manifestations ?

C’est un témoignage flagrant d’incapacité. Le premier ministre nous dit que les dépenses d’investissement seront hors budget, que ce sera géré par les prêteurs externes car sinon, si c’est géré localement, il y aura du vol. Ca se passe de commentaires. L’annonce d’un déficit à 0,63 % par simple réduction du service de la dette est de l’esbroufe.

Hariri a aussi annoncé une baisse de 50 % des salaires des ministres. Soit ces salaires étaient tellement mirobolants qu’ils peuvent continuer à vivre avec la moitié en moins, soit c’est une blague. Et puis dans les mesures de Hariri, il y a des sales coups. Je pense à l’annonce de la privatisation du secteur des télécoms, du port, et de la compagnie aérienne nationale [Middle East Airlines]. Quel investisseur normal viendrait mettre ses sous dans un pays qui est en situation de faillite effective ? Le fait même d’annoncer cela est un crime.

Qu’avez-vous pensé du discours du président Michel Aoun, qui a pris la parole jeudi, pour inviter les manifestants à venir discuter avec lui ?

En France, Emmanuel Macron et Edouard Philippe peuvent organiser un grand débat car la machine de l’Etat fonctionne. Mais avec ce gouvernement, à quoi bon discuter ? Demander à des gens incapables de descendre dans la rue sans garde du corps surarmé, de poursuivre des voleurs et d’organiser des élections, c’est une blague. La seule chose qui mérite d’être discutée avec eux, c’est comment assurer une transition pacifique, sans que les gens aillent piller les supermarchés.

Comment, justement ?

La seule option qui reste à ces dirigeants est de céder leur place. L’Etat ne peut plus être constitué par une association de communautés dont la légitimité préexiste à celle de l’Etat. L’Etat ne peut plus être représenté par des chefs de bande communautaires et des milliardaires, qui, lorsqu’ils sont d’accord, font des combines et lorsqu’ils ne sont pas d’accord, bloquent tout. Il faut déplacer cette légitimité vers un pouvoir laïque. Sinon personne n’arrivera à relever le pays.

A quoi ressemble le nouvel exécutif que vous appelez de vos vœux ?

Il faut un gouvernement avec les pleins pouvoirs. Les banquiers nous contactent tous les jours. Ils réclament un contrôle renforcé des mouvements de capitaux. Il n’y a plus un dollar dans leurs caisses. Vu la gravité de la situation, il y a une nécessité de pouvoirs exceptionnels.

Plus un dollar ?

Les banquiers considèrent que dans les jours qui suivront la réouverture de leurs établissements, 3 milliards de dollars seront demandés et ils ne les ont pas. Ils sont paniqués. Les médias sont dans le déni. Nous avons déjà mis en place un contrôle en termes de conversion et de transfert. Cela fonctionne de manière sélective, mais nous y sommes déjà. Le maximum a déjà été fait, comme en Grèce, à l’époque de la crise financière.

Pour le gouvernement, la machine n’est pas cassée, juste abîmée. Les ambassadeurs européens sont d’ailleurs allés dire à Saad Hariri que sa feuille de route est formidable…

Les ambassadeurs européens n’ont pas à intervenir dans les affaires intérieures du Liban. Le fait qu’ils reviennent donner du crédit à cette bande d’incapables n’est pas admissible. Jugez plutôt : deux heures après les annonces de Hariri, lundi, l’association des banques a annoncé que celles-ci resteront fermées mardi. Les banquiers, eux, ont compris que la feuille de route de Hariri est un coup d’épée dans l’eau.

Que se passera-t-il si la page ne se tourne pas et que le système se maintient ?

Nous allons très probablement vers la violence. Les gens sont convaincus qu’ils ont des dollars à la banque, qu’ils passent des contrats en dollars, mais il n’y a pas de dollars à la banque. Vous imaginez comment ils vont se bousculer. N’oublions pas, par ailleurs, que les responsables actuels sont pour la plupart des ex-chefs de guerre dont les mains ont trempé dans le sang. Certains régimes dans la région peuvent aussi vouloir rentrer dans le bazar. Le risque de violence est très sérieux, soit manipulé soit par effet de désordre.

Quel serait l’impact, au niveau régional, d’une transition réussie ?

Le Proche-Orient est la région où la tendance mondiale du retour à des rapports de force brutaux, qu’il soit militaires ou financiers, s’observe le mieux. Cette évolution s’accompagne d’une instrumentalisation systématique des identités. Mais ce qui se passe pour l’instant au Liban va dans le sens inverse. Si nous réussissons à mettre en place un pouvoir autoréférencé, qui tire sa légitimité de son propre fonctionnement, qui n’a besoin d’inviter à ses côtés ni des dieux, ni des religions, ni des bases militaires étrangères, ce sera une chose excessivement positive. Pour le Liban et pour la région tout entière.