La confrontation est un devoir, elle est gagnable et mérite l’effort

Discours par Charbel Nahas, Secrétaire Général de Citoyens et Citoyennes dans un Etat

17 juillet 2020, Place des Martyrs, Beyrouth, Liban

Devant le désespoir populaire, nous nous réunissons aujourd’hui pour confirmer que l’espoir existe dans ce pays. Devant l’évidence de l’échec des puissants leurrés, nous annonçons la force de la volonté. Devant le bafouement de nos valeurs de dignité, de liberté et des droits de chaque être humain, jusqu’à nos religions qui ont été dévoyées en sectarismes et rituels, nous déclarons notre foi dans la confrontation comme devoir méritant nos efforts et ayant de grandes chances d’aboutir.

La confrontation

Au début nous avons affronté le manque de connaissance, et ce fut long. Des années d’avertissements ont été inutiles : de nombreux accords bafoués, beaucoup de promesses non tenues, et de précieuses opportunités gaspillées.

Lorsque le déni et l’imposture sont devenus inopérants, et après que les économies et l’argent aient été gaspillés et que le peuple se soit soulevé, la confrontation fut contre le manque de courage – contre les stratagèmes de ceux qui se déguisèrent en réformistes et  révolutionnaires, et contre l’entêtement de ceux qui imaginèrent soudain qu’ils sont la cible d’une conspiration et cherchèrent un masque derrière lequel manœuvrer, et installèrent le gouvernement d’Hassan Diab, un masque qui les éreinte.

Lorsque leurs manœuvres ont nécessité une prise de décisions vis-à-vis de l’étranger, auquel ils se sont tournés d’eux-mêmes, de  bonnes ou mauvaises décisions, ils sonnèrent le tocsin et se regroupèrent car ils n’avaient aucune liberté de décision. Ils adoptèrent la non-décision, affirmant que la situation était bonne et en constante amélioration. La non-décision est ce qui conduit au désespoir, à l’oppression et à la violence.

Notre confrontation aujourd’hui est contre l’incapacité d’une autorité déchue. Ils sont incapables, parce qu’ils sont otages de rôles qui ont pris fin, de mécanismes de support et de distribution qui ont perdu leurs sources, de paris et de gages internes et externes qui les ont installés et sur lesquels ils ont bâti leurs positions. Mais les intérêts se sont entrechoqués au sein de leurs « publics » respectifs, comme ils les nomment. Maintenant, tout cela est fini.

Ne pas reconnaître son incapacité, se croire au dessus des réalités et s’accrocher au pouvoir est un mélange qui conduit au crime. Les ordres criminels ont été spontanément donnés et exécutés : trois taux différents pour le dollar, les gens ont perdu leur emploi ou la valeur de leurs revenus, et sont incapables de déterminer ou de connaître les prix de vente et d’achat. Qu’attendent les chefs sectaires et leurs acolytes, à part les contes et les illusions qu’ils produisent de temps à autre? Ils attendent que les gens émigrent en silence et sans créer de problèmes, afin qu’avec leurs milliards suspects, des riches s’emparent de leurs biens, c’est-à-dire les biens publics. Ils se bagarrent sur leurs parts des ossements avant même que le cadavre ne soit tombé, car ils le considèrent sans âme. De grands dangers menacent la situation des gens, tant internes qu’externes. Des dangers individuels qui se traduisent par le désespoir et le suicide, des dangers sociétaux qui se traduisent par l’émigration, et des dangers sécuritaires qui se traduisent par des manœuvres d’intimidation, d’agression et de répression qui peuvent échapper à tout contrôle à tout moment, avec ou sans l’intervention d’agents d’État étrangers. Le désespoir, l’émigration et la fermeture des entreprises sont les vraies pertes, et elles sont bien plus graves que les pertes financières qui sont réalisées et soldées.

Ce temps est terminé, et nous sommes en plein cœur d’une phase transitoire. La question se pose : Y a-t-il quelqu’un qui la gère ou est-elle laissée à la dérive ? Où va-t-elle et comment doit-on la diriger ?

Notre vision de la direction et de la destination de cette phase transitoire en cours découle de la connaissance de la situation réelle qui a pris fin, du courage nécessaire pour bâtir ce que les gens ne connaissent pas ou l’ont peut-être oublié, et d’une décision libre des références définissant chacun d’entre nous – qu’elles soient confessionnelles, de classe, sociales ou régionales. Un certain nombre d’officiers à la retraite ont pris la parole, et maintenant je donne mon discours, puis Chamel Roukoz donnera le sien. Notre expérience nous a apporté la connaissance, même si l’image, pour ceux qui savent, est laide, mais le courage ne nous a pas quittés dans les moments difficiles.  Nous ne sommes pas à l’abri de l’erreur, mais nous décidons par nous-mêmes.

Nous sommes différents d’eux.

Ce sont des chefs confessionnels. Nous ne sommes pas confessionnels. Les communautés confessionnelles sont des entités craintives et effrayantes, agressives de par leur nature même, elles se défendent quand elles sont faibles, attaquent quand elles se sentent fortes. Et elles n’ont jamais été fortes, car elles sont gouvernées par les intérêts de pays étrangers, par la satisfaction d’un bord ou le mécontentement d’un autre, par le siège de l’un ou le soutien de l’autre. Même leurs mentors ne les supportent plus.

Nous sommes des citoyens et des citoyennes, et je ne parle pas seulement de notre mouvement politique, mais aussi des milliers de personnes présentes ici aujourd’hui, et des centaines de milliers qui sont chez elles et qui sont déchirées entre deux sentiments contradictoires : le désespoir et la rébellion…

Notre message aujourd’hui est simple et clair : nous n’accepterons plus d’être des objets passifs mais des sujets actifs, au moins pour ce qui nous concerne, sur notre terre. Nous nous efforcerons d’être influents dans notre environnement régional, et nous en sommes capables.

Le projet

Nous les Libanais, nous sommes capables, avec nos compétences techniques, médiatiques, financières, militaires et scientifiques, résidents et émigrés, de nous asseoir à la table des négociations, plutôt que d’être un des plats négociés. La seule condition pour cela est que nous soyons présents en tant qu’État effectif, et non en tant que confessions. Les confessions ne sont que des plats sur les tables de négociation des États, ou une fourchette utilisée par un camp pour en piquer un autre. Nous ne sommes pas les plus forts ni les plus résistants, mais notre intérêt est vital et sommes assez importants pour compter. C’est ainsi que la politique avec l’étranger, tous les pays étrangers, est à mener : au profit de la société, de la vraie société, de la société tout entière, au lieu de mendier et d’être dépendant des pays étrangers et au lieu des démonstrations de force intérieures factices qui accroissent le danger.

Notre projet est simple, clair et déclaré. Imposer des négociations pour un transfert pacifique du pouvoir à un gouvernement doté de pouvoirs législatifs pendant une période de dix-huit mois ayant deux missions : intégrer les conséquences de l’effondrement, c’est-à-dire gérer la crise de manière équitable et ciblée, et affronter ses causes, c’est-à-dire établir la légitimité du seul État effectif possible dans notre pays – un État républicain, non confessionnel.

Le travail de ce gouvernement est précisément programmé en trois étapes :

La première étape est de réaliser l’inventaire des actifs effectivement et opérationnellement disponibles, et de mener des négociations avec les pays étrangers, tous les pays étrangers, pour déterminer les ressources qui seraient accordées et à quelles conditions, et ce que nous acceptons politiquement de l’étranger et ce que nous refusons.

La deuxième étape consiste à intégrer les effets de la faillite, à répartir équitablement les charges mais aussi les aides, sur la base des résultats de l’audit, et à établir un filet de sécurité sociale qui assure des droits aux gens au lieu de les transformer en mendiants : une couverture maladie universelle pour tous les résidents, la gratuité de l’enseignement de base pour tous, et des mesures spécifiques dans les domaines du logement, du travail, des contrats, etc.

La troisième étape est la mise en place d’un Etat et d’une économie effectifs : un recensement de tous les résidents, par la suite des libanais émigrés, de leurs lieux de résidence, de leurs capacités professionnelles, de leurs groupes d’âge, etc. – afin de traiter avec la société dans sa réalité, pour la représentation politique, la contribution fiscal et l’attribution des droits sociaux. Nous pourrons ainsi accompagner la reconversion des travailleurs d’activités ayant pris fin vers des activités nouvelles,  orienter les moyens des résidents et des expatriés vers l’investissement -tel est le rôle requis du secteur financier, non pas le charlatanisme et l’extorsion. Nous voulons que la source de revenu soit digne, résultant du travail et non du clientélisme et des combines.

Après l’achèvement des trois étapes, les élections législatives seront organisées sur la base d’un système électoral qui traite avec les communautés confessionnelles comme des exceptions au système de l’État républicain, et non comme des constituantes de ce système. Chacun pourra choisir volontairement d’être représenté par l’une de ces communautés. L’État républicain se charge d’intégrer ces communautés et de les protéger les unes des autres.

La feuille de route

Pour que le parcours soit compréhensible, il faut que l’objectif soit clair, et ensuite que les moyens soient réunis pour l’atteindre.

L’objectif est déterminé par le besoin ; ce n’est ni une question de convictions, ni de doctrines, ni d’idéologies, ce n’est ni une question de financement ni de technocraties. L’enjeu est de tourner la page sur un demi-siècle, à partir du milieu des années soixante-dix, où l’État et l’économie furent détruits, et la société fut frappée en plein cœur. La situation n’était certes pas très bonne avant ça, mais nous ne vivions pas de l’exportation de jeunes hommes et femmes et de mendicité. À cette époque charnière, il y eut le renoncement de Fouad Shehab à se présenter à la présidence de la république, la mise en échec de la politique économique d’Elias Saba, en passant par le blocage des tentatives répétées de Salim al-Hoss et d’autres.

Ce qui se passe aujourd’hui est similaire à ce qui s’est passé à l’époque. La guerre aussi a éclaté suite à des paris erronés, et ensuite au refus de s’abaisser à reconnaitre l’échec de ces paris. Il semble facile d’entrer dans la violence, mais en sortir est très difficile.

Il y a des pertes, oui, mais les pertes deviennent des sacrifices quand il y a une direction et une vision, car en contrepartie il y a de gros gains : la dignité, la fierté, la vie sociale équilibrée, l’équité des droits et le contrôle du destin – le tout dans la limite des ressources disponibles, bien sûr. C’est cela l’alternative pour les gens. Mais l’alternative pour les chefs sectaires n’est pas négligeable, car elle les sauve du crime auquel leur impuissance les pousse.

C’est normal de dire que le moyen est la transition pacifique, tant qu’il y a encore la place pour la négociation. La transition pacifique demande, outre la clarté de la proposition alternative, le courage de prendre la responsabilité de gérer le maudit héritage.  Ce n’est ni une partie de plaisir, ni une position honorable – sauf pour qui ignore la réalité ou ne comprend toujours pas l’ampleur du désastre. Une transition pacifique nécessite aussi un équilibre des forces, d’abord pour que les gens ne désespèrent pas, et ensuite pour que les chefs sectaires se protègent. Notre rassemblement d’aujourd’hui est une contribution à l’éclaircissement de cette alternative confiante et de confiance. Des contacts permanents et intenses sont maintenus avec de nombreuses personnalités, partis et groupes sur cette feuille de route en particulier.

Mais le champ de la négociation a des limites. Et si ses portes sont closes pour cause de ruine ou pour nuire, la confrontation prendra d’autres formes, et les citoyens et citoyennes de l’administration publique auront un rôle fondamental à y jouer.

La société

Notre réunion d’aujourd’hui a été organisée par le « Front du salut national » et nous avons été invités à participer en tant que mouvement « Citoyens et Citoyennes dans un État ».

Une grande partie des personnes présentes ici se sont connues parce qu’elles ont servi ensemble en tant que fonctionnaires militaires, dans un cadre d’organisation ressemblant à un État. Ce sont des citoyens et citoyennes. Le pouvoir réel n’est pas sur la scène du parlement et du conseil des ministres, mais plutôt sur celui des chefs sectaires, de la guerre et des milliards. Ce pouvoir est la négation de l’État, et n’a été érigé que sur ses ruines. Il déteste l’État si ce mot existe dans son dictionnaire. Il déteste l’administration en général, se l’approprie, la met en fermage et ternit son image sans vergogne. Chez beaucoup, l’image enracinée des militaires est qu’ils bénéficient de privilèges et représentent un danger pour les gens parce qu’ils les oppriment.

A partir de son appel, le rassemblement d’aujourd’hui vient dire le contraire : Non à un pouvoir de répartition confessionnelle de corruption, non à un pouvoir de technocrates de camouflage, et non à un pouvoir militaire de répression. Les militaires sont les enfants des paysans, de l’époque où nous avions une économie productive. Ce sont les travailleurs de demain, des pauvres de ce pays et de ses jeunes. Ce sont avant tout des fonctionnaires. Le secteur public a rassemblé les gens tandis que la société était divisée et les séparait. Ils se sont intégrés dans une organisation fondée en grande partie par des étrangers, mais ils y ont coexisté. On a mis les personnels des administrations en confrontation avec les gens, le personnel judiciaire en confrontation avec les intérêts, et les soldats à la marge. On a donné aux employés certains avantages pour que le chef communautaire les apprivoise, les sépare des gens, et les maintienne comme un outil docile dans les mains des impuissants. Ils se transformeront éventuellement en outils et en victimes entre les mains des pays étrangers et de leurs manœuvres. N’oublions pas ce qui s’est passé à Arsal et à Tripoli, et avant, pendant la guerre civile, et avec la chute de l’État et de la monnaie dans les années 80.

L’administration est la base de l’État. Les politiciens du monde ne sont pas des saints, mais dans les pays du monde il y a une administration. Il y a des droits et des règles, qui ne sont peut-être pas excellents, mais ce sont des règles effectives et appliquées. De là, et en échange, émerge la légitimité des États. La légitimité des prétendus groupes constitutifs ne vient pas des droits établis des personnes, mais plutôt de la peur et du commerce des avantages et des loyautés. Si les chefs sectaires sont d’accord, ils font n’importe quoi, et s’ils ne sont pas d’accord, ils arrêtent tout.

Il n’y a pas de solutions techniques ni de solutions sécuritaires. Ca suffit de commercer avec l’anxiété de gens et leurs malheurs. La liberté est l’épreuve décisive. Les insultes sont rejetées, mais la colère est légitime ; les erreurs sont possibles, mais l’imposture est interdite, tout comme la stupidité et la tromperie.

Le discours

Il y a des gens, par désespoir, et d’autres par malice, qui disent que nos paroles sont très belles, mais demandent comment le changement peut se produire ? Et ils répondent eux-mêmes qu’il n’y aura pas de changement parce que « le pays a toujours été comme ça ».

Envisageons les alternatives qui s’offrent à chacun : s’échapper du pays ou de la vie, ou se mentir à soi-même et aux autres, ou rejoindre un des gangs. Mais même le pain des mafias est devenu rare…

La confrontation est entre un pouvoir incapable de traiter avec sa société, et une société qui doit relever le défi de former un État, c’est-à-dire un projet de pouvoir. Ce sont deux défis, le premier contre le second. Résister au désespoir, à la fuite et à l’illusion n’est pas facile, car nous partons d’une grande défaite profondément enracinée, dont la prise de conscience a été longtemps retardée et devant laquelle beaucoup ont capitulé. La résistance est, en même temps, contre l’ennemi, contre le système des sectes et des milliards, et face à la capitulation intérieure, comme toute résistance réelle. La résistance est un projet politique, pas une entreprise militaire et pas un banal ouvrage. Chacun doit se décider. L’indécision, c’est la reddition.

Nous n’avons pas l’habitude d’embellir la réalité. On nous a accusés d’être des prophètes de malheur lorsque nous avons prouvé, des années avant d’autres, que nous nous dirigions vers la catastrophe, nous l’avons décrite et nous avons averti. Aujourd’hui, nous annonçons l’espoir, mais c’est un espoir conditionné par l’action, par une action sincère, déterminée et audacieuse. Il ne s’agit pas de quémander, ni de conseiller, mais d’œuvrer à la consolidation du seul projet politique productif au Liban et dans cette région du monde – le projet d’un État républicain démocratique, capable et juste.

La tragédie n’est pas un destin, et la crise est une opportunité exceptionnelle qui ne doit pas être gaspillée, perdue ou négligée. C’est le peuple – vous, nous et tous les autres – qui sommes les artisans de l’Histoire, mais ceux qui sont déchus en eux-mêmes en seront les victimes.