Une étude inédite alerte sur un « changement drastique du tissu démographique libanais »

OLJ / Par Fouad GEMAYEL, le 11 janvier 2024 à 00h00
Depuis le début de la crise syrienne en 2011, la question des conséquences démographiques à moyen- long terme de l’arrivée massive de réfugiés au Liban ne cesse de faire des remous. La crainte d’un changement radical des équilibres politico-confessionnels du pays est souvent agitée, parfois à des fins populistes, sans pour autant être fondée sur des données précises et complètes, faute de recensement officiel depuis 1932.
Ce débat devrait prendre une nouvelle ampleur avec les données et conclusion d’une étude publiée par la Fondation citoyenne libanaise et intitulée « Liban : migrations et crises ; territoire, population, État ? ». L’auteur, économiste et ancien ministre du Travail Charbel Nahas a tenté d’évaluer les répercussions de la double dimension du phénomène migratoire : les flux des résidents qui quittent le Liban et de ceux qui viennent s’y installer.
Notant que l’appréciation des mouvements migratoires devrait naturellement se baser sur l’enregistrement des flux, entrants et sortants, et sur « l’analyse des caractéristiques institutionnelles (nationalité), démographiques, sociologiques et économiques des migrants », et que cet « exercice s’avère impossible au Liban », il a opté pour une exploitation et une extrapolation des maigres statistiques existantes sur ce plan (enquêtes de l’Administration centrale des statistiques (ACS) ; études universitaires ; estimations des organisations internationales…) puis tenté de l’étayer en cherchant à dégager les flux migratoires à partir de la comparaison des stocks des populations émigrées et résidentes.
« Faute de données suffisantes, se reposer sur des estimations est une fatalité au Liban », commente pour L’OLJ le démographe Youssef Courbage qui estime par ailleurs que, « compte tenu des informations disponibles, ou plutôt de leur manque, le travail effectué dans ce rapport est remarquable ».
Si l’importance de ces flux est une constante bien ancrée dans l’histoire du pays, souligne le rapport qui revient sur les différentes vagues migratoires enregistrées dans les deux sens depuis les années 1880 (cf. graphique), l’ampleur et les caractéristiques des mouvements actuels menacent d’avoir un lourd impact sur la démographie du Liban. « Compte tenu de la situation actuelle et de l’inaction systématique de dirigeants complices, le changement drastique du tissu démographique libanais, avec toutes les répercussions économiques et sociales que cela pourrait avoir, est d’ores et déjà enclenché », dit à L’OLJ son auteur, également fondateur du parti politique Citoyens et citoyennes dans un État.
Émigration néfaste

S’il tire ainsi la sonnette d’alarme sur la nature et l’ampleur du phénomène, c’est notamment en raison du différentiel de fécondité entre les deux populations : parmi « les enfants âgés d’un an à quatre, le nombre d’enfants syriens représente plus du double de celui des Libanais ». De même, en ce qui concerne les jeunes âgés entre 5 et 14 ans, la population syrienne est plus importante que la libanaise ; ce qui n’est pas encore le cas pour les personnes âgées de 15 à 19 ans. Un résultat « qu’il ne faut toutefois pas imputer exclusivement à l’arrivée des réfugiés syriens fuyant la guerre. C’est la concomitance des flux d’immigration et d’émigration qui, ensemble, a engendré cette situation », souligne Charbel Nahas. « La population libanaise a connu une baisse relativement précoce de la fécondité. Si cette tendance, enclenchée à partir des années 1970, concernait les femmes chrétiennes en premier, elle s’est depuis étendue aux femmes sunnites et puis chiites aussi. Cela est la conséquence directe de l’amélioration du niveau de vie et d’éducation, qui touche toutes les communautés », ajoute Youssef Courbage.


En ce qui concerne les émigrés libanais, Charbel Nahas fait la différence dans son étude entre l’émigration récente, depuis la guerre de 1975 jusqu’à ce jour, et celle ancienne, qui a eu lieu à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Alors que les deux grosses vagues de départs, enregistrées à partir des années 1880 et après la Première Guerre mondiale, concernaient principalement une population rurale faiblement qualifiée, l’émigration récente est essentiellement constituée de cadres formés.
Certes, l’économie libanaise compte historiquement, et en particulier depuis la fin de la guerre civile, sur cette émigration pour bénéficier de retombées positives sur l’économie du pays, à l’instar des transferts de fonds des expatriés, voire un transfert de savoir-faire lors du retour au pays. Mais pour l’économiste, ce constat doit largement être nuancé dans le cas actuel : l’émigration « réduit les capacités productives du pays, freine son dynamisme économique et social, baisse les revenus des travailleurs moins qualifiés restés sur place, (…) alors même que la formation des jeunes candidats à l’émigration absorbe une part significative des maigres ressources du pays » et des transferts de fonds envoyés par ces mêmes expatriés.
Selon le rapport, qui cite plusieurs études internationales sur ce sujet, la fuite des cerveaux engendre ainsi « des effets négatifs sur la croissance dans les pays où le taux d’émigration des personnes ayant reçu une éducation supérieure dépasse 20% et/ou le pourcentage de la population recevant une éducation supérieure excède 5% ». S’agissant du Liban, avant la crise syrienne, ces proportions se rapprochaient respectivement de 50 et de 28%, et concernaient principalement les professionnels et les diplômés, plus aptes à trouver des opportunités dans les pays d’émigration.
Une tendance qui s’est aggravée avec le déclenchement de la crise économique et financière. En effet, si le pays perdait en moyenne près de 25.000 personnes chaque année entre 1997 et 2018 – soit environ 550.000 personnes au total lors de cette période –, ce rythme est passé à près de 78.000 personnes par an entre 2018 et 2023. Face à la crise économique, le Liban « a trouvé sa variable d’ajustement dans une émigration massive », note Charbel Nahas. « En laissant une grande partie de sa population émigrer, l’État a pu maintenir le semblant d’équilibre du “modèle libanais”, tout en risquant de précipiter le pays vers une instabilité accrue », poursuit-il. Et d’alerter sur une possible catastrophe démographique qui se profile, alors que, « sur la base des comportements effectivement observés entre 1997 et 2009, près de la moitié des Libanais résidents âgés de 15 ans auront émigré avant la fin de leur vie active, la proportion pour les garçons étant supérieure à celle des filles ».

Pavés dans la mare

Tentant de quantifier le changement démographique global qui en résulte, le rapport estime que les Libanais ne représentent désormais qu’entre 65 et 69% de la population résidente au Liban, contre respectivement 67 et 71% en 2018 et 80% en 2004. Pour ce qui est des années à venir, l’étude établit 9 scénarios prospectifs, établis en fonction de trois variables : l’existence ou non de la restructuration de l’économie au Liban ; une stabilisation éventuelle de la Syrie ; et l’évolution de l’environnement régional et international. Résultat, et en fonction de ces scénarios, les Libanais représenteraient entre 72 et 52% de l’ensemble de la population dans le pays d’ici à 2038, soit à peine la moitié de la population résidente au Liban dans l’hypothèse la plus pessimiste.
« Ces estimations sont très alarmistes. Il est peu probable que les scénarios les plus pessimistes se concrétisent, considère pour sa part Youssef Courbage, qui n’exclut pas l’hypothèse d’importants retours volontaires de réfugiés. « Avec l’éclatement de la guerre à Gaza, le regain des tensions au Liban, le calme relatif en Syrie, voire l’aggravement de la crise économique libanaise, bon nombre de Syriens et de Palestiniens venus de Syrie pourraient y retourner », avance-t-il, mais pour cela, il faut que le régime en place « n’entrave pas ce retour ». Une lecture différente de la plupart des ONG et organisations internationales, qui continuent notamment de pointer du doigt les risques pour les réfugiés.
Au-delà de ces scénarios et de leurs implications, Charbel Nahas estime qu’il y a encore moyen d’endiguer l’ampleur de la mutation en cours en limitant l’« immigration excessive » et en évitant « que l’émigration ne devienne la seule réponse à la crise », note-t-il. « Aussi ridicule que cela puisse sembler, cela passe en premier par le fait de prendre acte de cette tendance et d’effectuer enfin un recensement de toute la population résidente, libanais et étrangers, et puis des émigrés libanais », dit- il à L’OLJ, soulignant qu’à « plusieurs reprises, les gouvernements ont coupé les crédits (à l’ACS) pour arrêter la publication de certains indices ».
Véritable tabou libanais, la question du recensement est loin d’être le seul pavé dans la mare jeté par l’ancien ministre, qui plaide par ailleurs pour des pourparlers avec le régime syrien sur la question migratoire. Autre défi de taille – alors que le système éducatif libanais paie un lourd tribut à la crise – , la proposition de mise en place de « mécanismes pour assurer une éducation appropriée à toute la population, ce qui aura une incidence sur le taux de fertilité d’une partie de cette population et permettra de contrôler sa croissance » à plus long terme.
En ce qui concerne l’émigration, Charbel Nahas propose des actions urgentes pour limiter l’exode d’une importante partie de la main-d’œuvre qualifiée : « En premier lieu, l’État, pour autant qu’il y ait enfin un État au Liban, devrait mettre en place des mesures incitatives, économiques et sociales, avec pour objectif de garder les individus qualifiés au Liban. Si ces mesures ne donnent pas les effets souhaités, l’État pourra alors envisager une sorte de taxe de sortie, comme aux États-Unis. » Des propositions qui ont toutefois peu de chance de se concrétiser si l’on considère, comme lui, qu’« en introduisant de telles mesures, la classe politique mettrait en danger l’existence d’un système qu’elle a façonné et dont la survie dépend des envois de fonds effectués par ces émigrés ». Pour autant, plaide l’opposant politique, « on ne peut laisser une société s’autoliquider ».