Liban: «Une négociation américano-iranienne se déroule en coulisse»
Entretien réalisé par Pierre Barbancey publié dans L’Humanité du mercredi, 12 août 2020 dans le cadre d’un dossier dont les articles sont disponibles sur les liens suivants:
- Éditorial. Debout !
- Liban. Une semaine après, Beyrouth entre deuil et manœuvres politiques
- Charbel Nahas : « Une négociation américano-iranienne est à l’œuvre au Liban »
- « On n’arrive toujours pas à accepter »
Les progressistes du mouvement de Charbel Nahas et les communistes libanais tentent d’éviter le piège tendu par le régime actuel et les interventions extérieures, comme celle d’Emmanuel Macron.
Quel sens donnez-vous à la démission du gouvernement de Hassane Diab, lundi soir ?
CHARBEL NAHAS: Dès le départ, ce gouvernement n’était qu’une illusion. Un masque derrière lequel se cachent trois des six chefs qui avaient la conviction de pouvoir tenir face à ce qu’ils considéraient comme un complot. Il s’agit du président Aoun, le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah et du président du Parlement, Nabih Berri. Les trois autres (Saad Hariri, ancien premier ministre, Samir Geaga des Forces libanaise et le leader druze Walid Joumblatt – NDLR) ont fait semblant d’être des révolutionnaires. Tout le système socio-politique, tout le régime s’est effondré. Ce dernier avait pour objectif de gagner du temps, en pariant sur un arrangement a minima entre les États-Unis et l’Iran, avec un rôle d’intermédiaire pour la France. On voit bien que ce régime n’est pas capable de prendre une décision. Chacun joue son rôle de chef de communauté avec ses connexions externes. L’explosion du port accentue la tragédie sociale et économique que traverse le pays. Et fait la démonstration que ce système est structurellement incapable de répondre à ces réalités. Plus grave encore, le pouvoir en place se contente aujourd’hui de se positionner par rapport aux acteurs externes. Il y a ceux pour la neutralité, ceux pour la résistance, ceux qui veulent se tourner vers l’est – l’Iran et la Chine –, d’autres vers le temple occidental… La menace d’un glissement vers la guerre civile est réelle.
Un vide est créé par la démission du gouvernement. Est-ce le Parlement qui reprend les rênes ?
CHARBEL NAHAS: Il n’y a pas de réel Parlement. Il y a une coopérative, une bande de six chefs qui chacun conçoit la politique comme étant la défense des intérêts de sa communauté et s’arrange pour faire illusion. Quand il faut être démocrate, ils font des élections, constituent des gouvernements. Mais, en réalité, ils ont organisé un régime qui existe depuis trente ans, qui s’efforce d’ajuster sans cesse ses positions en fonction de l’évolution des rapports de forces régionaux et internationaux. Chacun préserve ainsi son pré carré et maintient des connexions avec divers acteurs : les États-Unis, la France, la Chine, l’Iran, l’Arabie saoudite… « Une négociation américanoiranienne se déroule en coulisse » Si les six chefs se mettent d’accord, les parlementaires suivront et voteront ce qu’ils souhaitent. C’est pareil pour les élections qui sont organisées lorsque le résultat attendu du scrutin leur convient. Aujourd’hui, ils ne l’envisagent pas du fait des récents bouleversements. Aoun et Hariri, par exemple, qui sont très bas dans les sondages, ne souhaitent pas d’élections. Il s’avère totalement illusoire de croire qu’il pourrait y en avoir.
Cette attitude n’ouvre-t-elle pas la porte à des interventions extérieures comme l’illustre la visite d’Emmanuel Macron, en lien avec Riyad et Washington ?
CHARBEL NAHAS: Lors de sa visite à Beyrouth, le 6 août, Macron a donné un gage formel au Hezbollah en invitant à l’ambassade le chef de leur groupe parlementaire. Le Hezbollah y a vu un signe de reconnaissance pour la suite et la preuve que les États-Unis se cachaient derrière Macron. D’autre part, il a posé des conditions politiques à cette aide, liées à la démilitarisation de Beyrouth, le rôle de la Force intérimaire des Nations unies au Liban. C’est donc une négociation américano-iranienne à laquelle se prêtent les acteurs locaux, sans se soucier un seul instant de la possible implosion interne qui peut en résulter s’il n’y a pas un accord rapidement. En attendant, le pays, lui, se dirige vers la guerre civile.
Quelle est la porte de sortie possible ?
CHARBEL NAHAS: Il faut qu’il y ait autre chose que ces deux options qui semblent se dessiner et sur lesquelles aucun Libanais n’a de prise : un arrangement externe qui se traduirait probablement par une sorte de gouvernement militaire de façade ou un éclatement qui pourrait toucher l’armée libanaise. Nous essayons de faire émerger une alternative radicale et structurée. Nous discutons avec des généraux à la retraite pour avoir une voix qui freine un engagement possible de l’armée dans un arrangement sécuritaire. Car elle est composée de recrues des différents chefs communautaires et pourrait, en cas d’instrumentalisation, se trouver en position d’éclatement.