Charbel Nahas: «Le Liban paye des décennies d’illusions»

Interview avec Charbel Nahas, publié le 13 Novembre dans LE FIGARO , vous pouvez le retrouver sur ce lien.

INTERVIEW – Charbel Nahas, ancien ministre des télécommunications et du travail, estime que seul un gouvernement laïc, doté de pouvoirs forts, pourra faire sortir le pays de la crise.

Charbel Nahas est un ingénieur, économiste et homme politique libanais. Il a été ministre des télécommunications et du travail des gouvernements de Saad Hariri en 2009 et de Najib Makti en 2011. Il est actuellement consultant dans les domaines de l’économie, de la finance, de l’urbanisme et de la sociologie. Il est secrétaire du mouvement «Citoyens et citoyennes dans un État» qui milite pour un État laïc au Liban.

LE FIGARO.- Les établissements bancaires sont à nouveau fermés au Liban depuis mardi. L’état des comptes publics est-il le seul responsable de cette crise de confiance généralisée?

Charbel NAHAS.- Le problème initial est celui de la balance des paiements, dont le déséquilibre est tout simplement gigantesque. Depuis les années 1990, le pays a reçu plus de 240 milliards de dollars, à travers des transferts, endettements, investissements de toutes sortes, publics ou privés. Ces ressources ont été consommées et une partie représente désormais des pertes, qui se comptent en dizaines de milliards. La dette publique est un des aspects de cette dérive, mais les faillites touchent aussi les entreprises, les ménages… Nous importons quasiment la moitié de la consommation, et désormais tout est bloqué. La situation actuelle est en effet extrême et peut dégénérer.

L’économie étant entièrement bloquée, risque-t-on assister à une crise sanitaire dans le pays?

Elle est déjà là. J’ai été informé aujourd’hui que la pharmacie de l’Hôtel-Dieu de France à Beyrouth ne peut plus délivrer certaines molécules coûteuses, et se concentre sur les protocoles médicamenteux de base. Il s’agit pourtant de l’hôpital le mieux achalandé du pays. À l’échelle du pays, la situation est critique.

Comment l’appareil d’État libanais a-t-il pu laisser la situation dégénérer à ce point? Du point de vue économique, comment les comptes ont-ils pu atteindre ces déséquilibres?

Je constate que les gouvernants d’hier ne savent plus quoi faire. Untel se découvre des revendications proches de celles des manifestants, un autre abandonne ses responsabilités… Ce que montrent tous ces comportements, c’est que l’appareil d’État lui-même a démissionné. Aux manifestations énormes qui se succèdent depuis un mois s’ajoute donc une faillite des élites.

Mais celle-ci date en fait de bien avant. Normalement, ce qu’on appelait la «résilience libanaise» aurait dû faire jouer des mécanismes régulateurs. Lorsque les déficits de balance des paiements atteignent de tels niveaux, la situation ne peut durer plus de deux ou trois ans. Ensuite, dans un système sain, une crise de change ou une faillite financière surviennent, une restructuration de dette est mise en œuvre… Ce qui se paye aujourd’hui, ce sont des décennies d’illusions au cours desquelles ces phénomènes correctifs ont été à chaque fois bloqués soit politiquement, comme lors de la conférence de Paris II, à la veille de l’invasion américaine de l’Irak, soit du fait d’opportunités économiques qui ont été utilisées pour prolonger la situation, comme la flambée des prix du pétrole entre 2006 et 2014. Le mécanisme d’accumulation des pertes se poursuivait, alors qu’on croyait que la machine tournait.

Quel était le degré de conscience du problème de la part des dirigeants?

Il est toujours difficile de faire la part de l’inconscience et du machiavélisme pour les personnes qui se sont succédé aux responsabilités. Je ne pense pas que la majorité de nos chefs et responsables aient été conscients de la situation. Le gouverneur de la banque centrale [Riad Salamé, ndlr] souligne aujourd’hui que les éléments étaient connus par lui mais qu’en l’absence de toute alternative politique, il lui était demandé de prendre des décisions qui dépassaient ses responsabilités.

La sortie de crise implique-t-elle, comme le défend votre mouvement «Citoyens et citoyennes dans un État», de changer de système politique?

Des arrangements politiques peuvent sans doute encore se produire, mais ils ont peu de chances de survivre plus de quelques mois. C’est pourquoi je pense en effet que tout le système politique communautaire doit aujourd’hui être remis en cause. Concrètement, il faut remplacer notre système confessionnel par un gouvernement laïc disposant, pour une période de douze à dix-huit mois, de pouvoirs législatifs étendus. Ce dernier aura pour principale mission de distribuer rationnellement les pertes en fonction des acteurs économiques: État mais aussi entreprises, ménages, etc. et de jeter les bases d’une légitimité laïque. Ensuite, des élections pourront avoir lieu.

Comment les différentes communautés pourraient-elles abandonner ainsi leurs pouvoirs?

Il n’y a pas d’alternative! Les communautés sont des structures politiques qui sont forcément conflictuelles à l’échelle du Liban. Leur raison d’être, leur attitude ne peut être qu’offensive ou défensive les unes par rapport aux autres. Un gouvernement qui repose sur cette logique de tension ne pourra pas avoir l’assise suffisante pour prendre les mesures douloureuses qui s’imposent. Il faut tabler sur un niveau minimal de responsabilité des acteurs actuels, qui accepteraient de renoncer pacifiquement à leur système, avec les prérogatives tangibles qui y sont pourtant associées. Au fond, il faut que tout le monde s’accorde à reconnaître l’incapacité structurelle du système actuel de faire face à la crise. Mais les transitions d’un régime politico-économique à un autre ne se passent pas aux moments où tout va bien… Cette crise est la seule opportunité.

S’agit-il d’une approche technique pour résoudre un problème conjoncturel, ou d’une vision à plus long terme?

Non, il s’agit d’un projet éminemment politique. Il faut que ce gouvernement jette les bases d’une nouvelle organisation de la démocratie libanaise. Si l’approche est simplement technocratique, les chefs actuels prendront ce prétexte pour la déstabiliser.