Liban : «Ils se sont gavés, et c’est nous, le peuple, qui payons le prix de leur voracité»

Interview conduite par Vittorio De Filippis et Hala Kodmani — publié par libération le 10 juillet 2020 sur ce lien.

L’écrivaine libanaise Hala Moughanie dénonce l’incurie de la classe politique du pays, qui s’appuie sur le système confessionnel pour conserver ses avantages.

Le Liban est dans la tourmente, ravagé par une crise économique qui devient humanitaire. «L’Etat est mort», constate l’écrivaine libanaise Hala Moughanie, qui appartient à un nouveau mouvement politique, Citoyens et Citoyennes dans un Etat.

Un peu partout au Liban, les rideaux de fer des magasins sont toujours plus nombreux à rester baissés, signe de faillites en cascades, le tout sur fond de paupérisation galopante. Où en est-on aujourd’hui ?

La crise économique et financière est foudroyante. La devise locale, la livre, a perdu 80 % de sa valeur en neuf mois. L’inflation est incontrôlable, parce qu’une grande partie de notre économie est fondée sur l’importation mais aussi parce que beaucoup profitent de la situation pour s’enrichir. Le quotidien est devenu brutal. Par désespoir, trois hommes se sont donné la mort la semaine dernière. Les scènes de pauvreté extrême se multiplient : on troque ses vêtements contre de la nourriture, on déscolarise ses enfants, on braque des pharmacies pour du lait infantile et la viande ne fait plus partie des repas.

Un chaos général dans lequel on voit des fonctionnaires démissionner. Pourquoi ?

Certains fonctionnaires intègres se sont dissociés du pouvoir qu’ils considèrent comme ayant perdu sa légitimité. De manière générale, les décisions qui devraient réguler la vie dans ce pays ne sont plus prises par des institutions publiques mais par le secteur bancaire – qui a mis la main sur les dépôts des Libanais -, les associations patronales ou les commerçants. Les importateurs de produits de première nécessité rationnent la farine ou le fuel, les changeurs imposent des limites aux sommes échangeables. Ce sont les affairistes qui décrètent, appliquent et imposent leurs lois ; et le tout sans surveillance ni contrôle de l’Etat. Les faits prouvent ce que les Libanais savaient déjà en théorie : l’Etat est mort.

Comment le gouvernement gère-t-il cette situation ?

Les partis au pouvoir qui se cachent derrière le gouvernement actuel dit «de technocrates» gesticulent. Les partis qui ne sont pas représentés dans ce gouvernement font pression pour y revenir. Et tous négocient. Aucun ne veut payer la facture de la faillite qu’ils ont eux-mêmes provoquée. Les Libanais, eux, sont otages de cette situation. Pendant que tout s’écroule, que le pays est dépecé dans le chaos, les Libanais rongent leur frein, ils ne se demandent plus comment ils vont ou ce qu’un supposé Etat peut ou pourrait faire pour eux. Non. Ils débattent des possibilités de guerre, des risques de famine. Ou même d’un miracle.
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Ils se demandent aussi comment survivre…

Notre propension à la survie est intacte. Car la crise actuelle n’est que la suite – et le résultat – de décennies de guerres, d’attentats, d’occupations, de corruption. Le Liban n’a pas connu un moment de répit depuis sa création en 1920, et les Libanais ont appris à composer avec le pire. Leur patience dans l’angoisse dit une forme de résignation. Malgré la peur au ventre, les indigents que nous sommes en train de devenir n’ont pas bronché lors des derniers raids israéliens qui, allant bombarder la Syrie, ont violé l’espace aérien libanais. Pourtant, chacun de nous s’est demandé si ces avions de chasse venaient pour lui. Mais chacun est convaincu que, comme tout, cette période difficile passera, qu’il faut serrer la mâchoire, même si elle est édentée. Au pire, on s’exilera. Du moins si on le peut.

Dans cette crise, quel est le rapport des Libanais au politique ?

Ils savent que chacun de leurs gestes peut être instrumentalisé. C’est que la politique, ici, tient de la sorcellerie, tant notre devenir est lié aux intérêts des grandes puissances qui s’imbriquent au niveau du pays, et trouvent leurs ramifications dans la région puis dans le monde. Turquie, France, Iran, Etats-Unis, Russie, Israël, Arabie Saoudite, Union européenne, Syrie, etc. Tous ont un droit de guerre ou de paix sur le Liban. Nos vies dépendent de leurs accords et de leurs désaccords. Non pas que le Liban ait une grande importance en tant que tel. Il est simplement un lieu de passage, coincé entre l’Etat d’Israël et la Syrie, où les moyennes et les grandes puissances ont leurs intérêts. Il vaut mieux, alors, pour les Libanais, attendre que les plus grands que nous nous accordent un droit de vie. En l’occurrence, que se termine le bras de fer qui oppose aujourd’hui les Etats-Unis et l’Iran. Et que la Chine, nouvel arrivant, montre ses cartes.

Vous avez parlé de patience, mais cette patience n’est-elle pas mue par la peur ?

Pas par la peur de la maladie, des guerres ou de la faim. En fait, les Libanais ont une peur profonde, ontologique je dirais, de la disparition. La répartition de la vie politique et administrative sur une base confessionnelle est au fondement même de notre système de représentation politique et de cette peur que j’évoque. Ce montage de la vie politique remonte à l’administration de la province du Mont-Liban par les grandes puissances en 1861. Il fait croire que nous sommes une société qu’il est possible de répartir en cases, alors que nos interactions sociales, économiques, culturelles sont bien plus complexes et riches. Or, nous avons adopté cette division de surface. Nous nous en sommes servis pour construire un imaginaire social et historique fragmenté. Et une identité éclatée. Chaque communauté s’en est emparée comme l’unique moyen de garantir sa propre survie contre les autres, qui la menaceraient.

Cette peur fait-elle écho à une réalité ?

Oui, nous avons tous en tête les «solutions» géopolitiques dont nous sommes les objets passifs : le plan Kissinger des années 60 ne prévoyait-il pas de démanteler le Liban au profit d’Israël et d’en exiler les chrétiens ? Et le «deal du siècle» de Donald Trump ne prévoit-il pas l’implantation des réfugiés palestiniens au Liban, augmentant ainsi numériquement la «masse sunnite», ce qui affaiblirait les autres communautés ? Aidés par les manigances des grandes puissances d’hier et d’aujourd’hui, nous avons entériné l’idée que nous étions intrinsèquement les ennemis les uns des autres. C’est ce qui permet à certains, aujourd’hui, de prôner un «fédéralisme libanais» où chaque communauté serait parquée dans «sa région» qu’elle gérerait.

Le système confessionnel du Liban pousse-t-il les communautés à s’opposer ?

Je le pense, oui. Il est temps de comprendre que ce système, en nous forçant à concevoir les communautés comme devant s’opposer pour ne pas s’annuler, met l’accent sur ce qui nous sépare, et non sur ce qui pourrait nous rassembler. Ce système fabrique nos divergences et, sous prétexte de préserver chacune des communautés, les mène en réalité toutes ensemble vers leur fin. Il est temps d’en sortir et d’affirmer que nous ne sommes qu’un seul et même peuple, qui a en partage une histoire singulière mais aussi une même peur de la disparition. Et de constater que c’est la totalité des Libanais qui est bafouée et humiliée par la totalité de la classe politique. Cette mafia qui nous gouverne depuis trente ans, après qu’elle a troqué ses mitraillettes contre des cravates, et qui, aujourd’hui, nous pousse vers le précipice.
Il faut reconnaître que ces hommes ne nous représentent pas, ne nous ressemblent pas. Que ce ne sont pas les communautés qui sont à opposer l’une à l’autre, mais qu’il faut opposer le peuple usé et abusé à ceux qui en ont usé et abusé. Parce que ce ne sont pas nos dirigeants qui ont tenu tête aux tourments de l’histoire. Au contraire, ils y ont participé : au mieux, ils ont laissé faire ; au pire, ils les ont fomentés. Et c’est nous, le peuple, qui avons eu peur. Ils se sont gavés. Et c’est nous, le peuple, qui payons le prix de leur voracité. Ils ont mené ce pays à la faillite. Et c’est nous, le peuple, qui paierons le prix de leur insouciante incompétence. Ce ne sont pas eux qui auront faim dans les années qui viennent, qui ne pourront pas envoyer leurs enfants à l’école. Les habiller. Leur offrir le luxe de rire et de rêver. C’est nous, le peuple. Il faut que ces hommes et ces femmes quittent le pouvoir. Il faut qu’ils ne reviennent plus. Jamais. Ni eux, ni leurs filles, ni leurs gendres. Ni aucun de leurs semblables.

Mais concrètement, comment faire ?

Sur le plan interne, l’unique moyen de barrer la route à ceux qui nous ont trahis, à nos ennemis véritables, ceux qui détruisent notre pays et notre société, est de refondre le système de représentation et d’instituer un Etat laïc qui ne pourra jouer de nos divergences. Mais qui sera, au contraire, au service de tous parce qu’il pensera et formulera «l’en-commun». Sur le plan externe, que la «communauté internationale» soit enfin à la hauteur des valeurs qu’elle prône et de ses responsabilités. Qu’elle reconnaisse la fragilité de ce pays qu’elle fragilise elle-même et qu’elle s’éloigne du cynisme habituel avec lequel elle le traite, à coups d’armement de milices de tous bords, de tractations viles sur base confessionnelle, de couverture de corruption et de surendettement volontaire. Et s’atteler, en cohérence avec son discours, à préserver ce minuscule pays qui, malgré ses imperfections, reste l’unique démocratie de la région.