L’impossible aide de la France au Liban

Article de Armin Arefi publié dans Le Point le Lundi 25 Juillet 2020 et disponible sur le lien suivant.

En visite à Beyrouth, Jean-Yves Le Drian a fait savoir qu’aucun fonds ne sera versé tant que la classe politique libanaise n’aura pas entrepris de réforme.

Le discours tranche avec les usages diplomatiques. Pour la première visite au Liban d’un haut responsable occidental depuis de nombreux mois, Jean-Yves Le Drian a publiquement dénoncé l’attitude des autorités libanaises dans la crise économique sans précédent que connaît le pays. « Ce qui nous frappe le plus, c’est le côté passif des autorités de ce pays », a lancé, jeudi,Jean-Yves Le Drian devant les locaux de l’ONG libanaise Amel International. « Ce pays, il faut le dire, est au bord de l’abîme, et si des actions ne sont pas entreprises, alors, il risque de devenir un pays en dérive », a-t-il ajouté le lendemain.

Autrefois surnommé la «Suisse du Proche-Orient »,le Liban est entré en défaut de paiement en mars dernier. Endetté à hauteur de 92 milliards de dollars, soit 140 % de son produit intérieur brut, le pays du Cèdre n’est plus en mesure de rembourser ses créanciers. La Banque centrale libanaise ne posséderait plus que 20 milliards de dollars de réserves et la population ne peut plus retirer de ses comptes bancaires que l’équivalent de 100 dollars par semaine.

50 % des Libanais sous le seuil de pauvreté

Indexée depuis 23 ans sur le dollar à un taux artificiellement baissé à 1 507 livres, lamonnaie locale a perdu 80 % de sa valeur depuis le mois d’octobre. Sur le marché noir, le billet vert s’échange désormais contre plus de 9 000 livres. En un an, l’inflation a dépassé les 70 %. Le chômage atteint 35 % de la population active « La chute du taux de change, la perte du pouvoir d’achat et les nombreux licenciements font qu’au moins 50 % de la population libanaise vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté », avertit le statisticien Redha Hamdan, vice-président du Consultation and Research Institute à Beyrouth. « Ce sont des chiffres qui font chuter des gouvernements à l’étranger. »

Cette spectaculaire dégradation des conditions de vie des Libanais a poussé des milliers d’entre eux à descendre dans la rue le 18 octobre 2019 contre l’ensemble de la classe politique. Dénonçant la corruption et l’incompétence de leurs dirigeants, les manifestants se sont rassemblés sous le slogan « qu’ils s’en aillent tous ». Depuis la fin de la guerre civile (1975-1990), le pouvoir est partagé au Liban entre les chefs des principales communautés religieuses du pays (musulmane sunnite, chiite, chrétienne, druze) organisées en partis politiques. Selon la Constitution, le président doit être chrétien, le Premier ministre sunnite, et le chef du Parlement chiite. Si l’alliance entre le mouvement islamiste chiite Hezbollah et les chrétiens du Courant patriotique libre est majoritaire au sein de l’exécutif, les décisions doivent se prendre par consensus, et chaque communauté conserve une capacité de blocage.

« Ce pays est une bancocratie incestueuse. »

« Il n’y a pas d’État au Liban », souligne l’économiste Charbel Nahas, l’une des figures de la contestation. « Le vrai système est une sorte de coopérative de chefs de guerre qui ont organisé entre eux un système de veto réciproque. Ils ont troqué leurs habits de chefs de milice contre un costume cravate et ont décidé de se faire plein d’argent et d’en redistribuer une partie à leur communauté pour assurer leur stature. »

Pour ce faire, les autorités libanaises mettent en place dans les années 1990 un astucieux système d’« ingénierie financière ». Les banques libanaises attirent les fonds étrangers grâce à des taux de rendement défiant toute concurrence (jusqu’à 20 %), avant de prêter ces devises étrangères à la Banque centrale du Liban, qui les leur rembourse avec des intérêts élevés. Si l’État libanais s’endette, les banques s’enrichissent et, avec elles, de nombreux hommes politiques qui leur sont étroitement liés. « Ce pays est une bancocratie incestueuse », dénonce le financier Henri Chaoul, ancien conseiller du ministre libanais des Finances. « Nous avons un système financier où les banques locales et centrales se retrouvent dans le même lit que les politiques. »

Pyramide de Ponzi

Souvent comparé à une pyramide de Ponzi géante, le montage financier parvient à faire illusion tant que les devises étrangères entrent dans le pays. Mais la donne change en 2011 avec l’éclatement la guerre en Syrie. L’intervention du Hezbollah libanais aux côtés de Bachar el-Assad provoque la colère des pays du Golfe, soutiens de la rébellion syrienne, qui interrompent leurs flux financiers en direction du pays du Cèdre. L’assèchement des devises est aggravé par les sanctions américaines contre le mouvement islamiste chiite.

La révolution du 18 Octobre aboutit finalement à la démission du Premier ministre Saad Hariri. Mais les problèmes demeurent. La nomination en janvier de Hassan Diab, ancien professeur d’informatique à la tête d’un gouvernement de technocrates, n’apaise pas les contestataires. Et seule l’émergence du coronavirus en mars vient à bout des manifestations. « C’est un gouvernement de façade », dénonce Charbel Nahas, secrétaire général du parti Citoyen et citoyennes dans un État. « Les six chefs communautaires ne sont pas en mesure de traiter le problème, car cela ferait éclater leur propre communauté, dont la cohésion dépend de la distribution de la rente financière. »

Négociations avec le FMI

Après avoir adopté un plan de relance économique annonçant de nombreuses réformes, le gouvernement de Hassan Diab est entré en discussion avec le Fonds monétaire international (FMI) en mai, dans le but de recueillir une aide de 10 milliards de dollars. Mais les négociations piétinent. Au sein de la délégation libanaise, gouvernement et représentants des banques ne sont même pas d’accord sur le montant de la dette de la banque centrale et s’écharpent sur la répartition des pertes entre l’État et ses créanciers. « Les banquiers, la banque centrale et le système politique ne veulent pas réaliser de réformes, car ils ont beaucoup à perdre », explique Henri Chaoul, qui représentait le ministère libanais des Finances, avant de démissionner en juin. « Ces mêmes gens qui nous ont conduits dans cette crise sont incapables de nous en sortir. »

Or, sans réforme profonde du système financier libanais, le FMI ne débloquera pas son aide, et aucun bailleur de fonds international n’acceptera de porter secours au Liban. « Il est indispensable que l’aide au Liban soit conditionnée à des réformes structurelles de l’économie », souligne Karim Émile Bitar, directeur de l’Institut de sciences politiques de l’université Saint-Joseph de Beyrouth. « Pendant des années, on a lancé au Liban une bouée de sauvetage dont profitait avant tout la classe politique libanaise. La conditionnalité de l’aide peut indirectement pousser à un changement d’une partie de cette classe politique. »

« Personne n’a plus confiance »

Après avoir levé des milliards de dollars de fonds dans les années 2000, à l’initiative de Jacques Chirac, sans exiger de contrepartie de la part du Liban, Paris a changé de stratégie. La France « ne mettra pas d’engagement financier tant que les réformes ne seront pas aux rendez-vous », souligne un haut responsable français qui a requis l’anonymat. Autrement dit, le FMI est la seule planche de salut pour le Liban. Ce message de fermeté a été signifié par Jean-Yves Le Drian au président Michel Aoun et au chef du Parlement, Nabih Berri, et aurait été « entendu », selon le ministre français des Affaires étrangères.

Mais les promesses de réformes des dirigeants libanais à la France sont jusqu’ici toujours restées lettre morte. En 2018, Paris a réussi à mobiliser 11 milliards de dollars dans le cadre de la Conférence économique pour le développement du Liban par les réformes et avec les entreprises (Cedre), suspendus, entre autres, à l’assainissement du système financier libanais. Or, celui-ci n’a jamais eu lieu. « Le problème, ce sont les actes. C’est fini le discours », explique le haut responsable français. «Personne n’a plus confiance. Certains ne croient plus aux actes. »