Le projet de Charbel Nahas : un combat contre les inégalités sociales au Liban

Chady JABBOUR, Économiste, CNRS, France Le 13 Mars 2021 Montpellier, France

Depuis le lancement de son mouvement MMFD (Citoyens et citoyennes dans un État) en 2016, les propositions de M. Charbel Nahas en tant que secrétaire général, et ancien ministre du Travail, ne cessent de résonner au sein du pays du Cèdre. Tenant un discours qui mise sur les valeurs de justice sociale, de démocratie, de savoirs (intelligence) libre et surtout de laïcité, le projet de M. Nahas retrouve un écho de plus en plus large auprès des Libanais, accablés par le fardeau d’une crise politique, économique et sanitaire sans précédent. Il appelle les « citoyens et citoyennes », à travers la loi et « leur volonté libre et éclairée » de redéfinir un cadre à leurs pratiques politique et sociale : « un État laïc, effectif et efficient ».

L’un des points importants, que souligne M. Nahas dans son dernier  livre: « Une économie et un État pour le Liban », à travers les différents chapitres et thèmes, consiste en une faille sous-jacente liée aux discours et débats politiques qui prennent place en ce moment au Liban, et qui constitue une menace évidente pour les diverses réformes proposées pour le redressement de l’économie : les inégalités sociales.

Les inégalités sont une réalité de la société libanaise qui s’expriment dans toutes les dimensions de la vie sociale : au niveau des revenus et des patrimoines, de l’éducation, de l’accès à l’embauche ou aux services sociaux (santé, logement, transports…), etc. Ces inégalités accroissent de plus en plus l’instabilité au sein du pays, et menacent à un niveau inédit, l’identité et l’existence même du tissu social libanais.

Comme l’Histoire nous le montre presque toujours : « Ceux qui ont argent et pouvoir en font usage en politique pour écrire les règles du jeu économique de façon à être plus avantagés » (J. Stiglitz, prix Nobel en économie).

Dans un esprit criminel et ignorant de tout concept fondamental d’une économie juste et efficace, les forces politiques libanaises, ainsi qu’un bouquet de spécialistes et conseillers économiques parfaitement oublieux de leurs écrits et discours « d’avant crise », prêchent une solution « d’après crise » qui prône surtout l’accroissement du gâteau économique. La véritable sortie de cette crise n’est sans doute pas à leur ordre du jour. Due à leur étroitesse de champs de vue et de pensées, dans lesquelles se définissent les paradigmes admis et acceptables, les débats convergent vers des sortes de doxas : tout le monde se met à s’imaginer des scénarios de croissance, des plans de lutte contre la pauvreté (en lien avec le FMI), des plans de stabilisation de la monnaie, des scénarios de subventions imaginés par la BDL et le ministère de l’Économie Libanaise, etc.

Tous ces airs de musique fade sont développés trop souvent avec des contraintes absurdes, loin de toute base de raisonnement économique sain.

En effet, l’attention portée au PIB et à la croissance économique ne constitue en rien une réponse aux questions d’égalité et de justice sociale, trop largement absentes au sein de la sphère politique libanaise. Il suffit de rappeler qu’une majorité de Libanais se retrouvent de plus en plus anéantis, du fait de « scénarios économiques » imposés par une classe politique et quelques ultra-riches qui, voulant s’assurer d’une plus grande part du gâteau, se contentent de simplement redistribuer des miettes. Cette économie de rente ne crée pas de richesse, mais conduit à une extrême polarisation de la société. Ce dualisme, pouvoirs politique et financier, ne se limite pas à exploiter toute une société, mais s’oppose à ce qui serait dans l’intérêt général du pays. Règnent alors l’égoïsme, la malhonnêteté, la volonté d’exploiter les autres, etc… Des comportements nuisibles à la cohésion sociale du pays et surtout, à sa performance économique.

Dans ce contexte, il s’agit surtout de souligner que les conséquences de cette déformation de l’économie vont bien au-delà des questions économiques. Il s’agit en premier lieu d’une contamination de l’esprit : c’est la nature de la société, l’identité libanaise qui est mise en péril.

La remise en cause du système politique libanais actuel nous oblige à nous poser des questions et à y répondre. Le projet de M. Nahas tient à rappeler une fois de plus qu’il n’est plus acceptable :

  • De chercher des justifications à cette tolérance des inégalités sociales ;
  • De repousser un effondrement inévitable au bénéfice du sauvetage du régime communautaire actuel ;
  • De croire à l’illusion souvent répétée: « Le Liban, on ne le laisserait jamais tomber » ;
  • De maintenir une stabilisation, mais au service du pire qui surgirait ;
  • D’asservir les politiques publiques aux intérêts des banquiers ;
  • De se soumettre à l’austérité en quémandant à droite et gauche ;
  • De prêter servitude pour l’endettement, devenu indispensable pour survivre ;
  • De réaliser un « nettoyage » après chaque crise, selon le principe de nationalisation des pertes et privatisation des bénéfices ;
  • De laisser le pouvoir aux fabricants de ces crises, qui, ayant épuisé la gamme des solutions, demeurent les principaux acteurs de toutes les politiques publiques ;
  • ….
  • Bref, de manipuler des indicateurs anciens pour piloter une nouvelle période.

Si cette crise pouvait être d’une quelconque utilité politique, c’est l’opportunité d’une prise de conscience globale. L’heure est aux changements majeurs. Cette période exige des choix radicaux, capables de faire contrepoids à la puissance politique actuelle et aux fortunes concentrées. Il n’est pas question de perdre espoir, au moment précis où la population est jetée au tréfonds du désespoir.

Combattre les inégalités sociales, selon le projet de N. Nahas (une transition en trois étapes suivant un projet politique clair), c’est surtout :

  1. Bâtir un véritable « État laïc », afin de garantir que l’économie agisse bien comme elle est censée le faire : une économie plus juste et plus humaine, qui ressemblera davantage aux personnes et à la société que nous voulons être. Un état de citoyens et citoyennes ;
  2. Installer un système de protection sociale avec lequel TOUS les citoyens se sentent en sécurité. En ce temps particulier de crise de COVID, M. Nahas nous rappelle en premier lieu que dans une société, l’économie n’est viable que si l’impératif de sécurité sociale et sanitaire est garanti. L’ironie de l’histoire rattrape le court-termisme de nos politiciens ; comme par hasard, il ne s’agit plus de regarder de près les intérêts financiers, de suivre les cours boursiers,… . L’occupation du moment consiste à compter les lits disponibles dans les hôpitaux, à pouvoir se procurer les traitements et vaccins, etc. Le projet de M. Nahas décrit les conditions d’un état efficace, pouvant assurer à TOUS ses citoyens, l’accès aux soins sanitaires et autres formes de sécurité sociale (ex. chômage, retraite).
  3. Ne pas laisser les intérêts financiers fixer l’ordre du jour économique, ceux mêmes qui ont conduit l’économie libanaise au bord du gouffre ; ceux qui ne sont toujours pas en prison, et dont la conduite est d’autant plus stupéfiante que leur discours est obsédé par celui des valeurs. Le projet de M. Nahas consiste à remplacer les idéologies existantes (des communautés confessionnelles et des banquiers) par un débat fondé sur le savoir et la loi. Un projet qui vise une société moins divisée, une économie plus égalitaire suivant laquelle la croissance partagée émane de la vraie source de richesse du peuple libanais : sa créativité et sa vitalité ;
  4. Freiner le ralentissement de l’activité économique et remettre le pays sur les rails d’une nouvelle ère de développement, en prenant des décisions claires concernant le choix des secteurs productifs pour la période à venir ; ainsi que les moyens d’interventions souhaitables. En rappelant qu’une économie plus égalitaire et plus juste devrait cibler tout secteur où il y a des rentes excessives, le projet de M. Nahas incite à un changement structurel des normes de comportements instaurées, par exemple en exigeant des banques qu’elles canalisent l’épargne au profit d’un modèle socio-économique de société pérenne, des entreprises qu’elles s’orientent vers des logiques de création d’emploi ;
  5. Restructurer les relations régionales et internationales de façon à corriger les déformations structurelles et économiques au sein du tissu social libanais, en créant un nouveau dynamisme économique avec le reste du monde (Syrie, Irak, UE, États-Unis, etc.). Ce facteur, considéré selon Nahas comme moteur essentiel de transformation, ne peut être dissocié des efforts qui seront déployés pour obtenir une croissance et des changements structurels favorables à l’économie libanaise ;
  6. Enfin, mettre en place les dispositions institutionnelles nécessaires qui tiennent compte de l’interdépendance et la synergie entre les différentes politiques de transition, afin de faciliter, accompagner et renforcer les effets redistributifs de ces politiques (mener des réformes fiscales, améliorer l’administration de l’impôt, prévenir l’évasion fiscale, etc.)

La structure d’une bonne organisation sociale demande des décennies d’observations empiriques et de délibération sur ce qui fonctionnera ou pas. Le projet de M. Nahas vise un état « laïc, juste, démocratique et fort », ou des systèmes de bonne gouvernance auront plus de chances à aboutir à des décisions équitables et judicieuses. Un état qui, au travers de droits institués, permet aux citoyens de s’organiser et de contester les politiques publiques en qualité d’acteurs autonomes. Un état qui, par son action, pourrait démanteler les obstacles à plus d’égalité et créer une économie efficace et stable, avec une croissance dont les fruits seront justement partagés.

Prenons ces initiatives et affrontons les défis qu’elles nous imposeront. Nous n’avons pas besoin de croire que les résultats et conséquences seront parfaits, mais nous devons exiger qu’ils soient compris et souhaités par la société libanaise et que les nouvelles formes d’organisation permettront qu’ils soient plus facilement corrigés.