PARIS ET WASHINGTON EXHORTENT LA CLASSE POLITIQUE LIBANAISE
À DES « RÉFORMES »
Un article par Laure Stephan publié le 5 août 2021 dans Le Monde sur ce lien
Un an après la double explosion dans le port de Beyrouth, une conférence promet plus de 300 millions d’euros d’aides humanitaires. Emmanuel Macron dénonce les dirigeants libanais qui font « le choix du pourrissement ».
La date n’a pas été choisie au hasard. Un an après l’explosion cataclysmique qui dévastait le port de Beyrouth et les quartiers voisins, et alors que le souvenir des victimes a été célébré par les Libanais, mercredi 4 août, la France a tenu une troisième conférence d’aide internationale pour le pays du Cèdre. Quelque 370 millions de dollars (312 millions d’euros) ont été promis, dont 100 millions d’euros par la France. Organisé avec les Nations unies, ce rendez-vous en visioconférence a rassemblé une quarantaine de pays et d’organisations. Paris comme Washington ont de nouveau appelé à des « réformes », dans un pays en plein effondrement.
Ces engagements financiers n’enrayeront pas la dégradation fulgurante du pays, ils couvrent une période assez courte – les douze prochains mois. Mais l’aide promise doit répondre aux besoins urgents identifés par les Nations unies. Cette nouvelle enveloppe constitue un peu d’oxygène. Une mise sous perfusion. Elle concerne, entre autres, la santé, l’éducation et la sécurité alimentaire – ce
terme-là, les Libanais n’avaient jamais pensé qu’il s’appliquerait à leur pays, qui se targuait d’être décrit comme la « Suisse du Moyen-Orient ». La dépendance de familles aux colis alimentaires est pourtant devenue une bouleversante réalité.
Les modalités de distribution de l’aide ne changent pas. Dès la première conférence internationale, organisée le 9 août 2020 à l’initiative d’Emmanuel Macron, quand le Liban se trouvait dans un état de sidération après la double explosion survenue dans le port de Beyrouth, la nécessité d’un « monitoring étroit » par les Nations unies avait été évoquée. Cette supervision se poursuit. Le soutien direct aux associations est privilégié par Paris, afin, dit-on, de ne pas nourrir le système politique clientéliste.
« Faute historique et morale »
Dans son allocution, le président français a eu des mots cinglants pour les dirigeants libanais, qui « semblent faire le choix du pourrissement ». Il a déploré une « faute historique et morale » et fustigé les « dysfonctionnements injusti!ables » de la classe politique. Ces dysfonctionnements n’ont cependant rien de circonstanciel et existent depuis l’après-guerre civile, à partir de 1990, quand les mêmes dirigeants étaient alors traités en « partenaires ».
Plusieurs engagements attendus de Beyrouth ont été listés : la formation rapide d’un gouvernement, des réformes pour débloquer des prêts structurels promis en 2018, l’aboutissement de l’enquête sur la double explosion au port – politiquement obstruée – et la tenue des élections législatives prévues
en 2022.
Derrière les solidarités proclamées, la conférence n’a cependant pas caché les divergences et la difficulté de la France à rassembler. Le président américain, Joe Biden, a plaidé pour des réformes, mais le ton de son intervention était plus en retrait. Les pays européens avaient, eux, délégué leurs ministres des a!aires étrangères. Du côté arabe, seules l’Egypte et la Jordanie – et, bien sûr, le Liban – étaient représentées par leurs chefs d’Etat.
« On est dans la continuité des deux précédentes conférences. Certes, il y a une petite montée en grade de l’implication américaine : la nouvelle administration est plus consciente qu’il y a un danger immédiat d’implosion du Liban. Mais les pays du Golfe maintiennent une attitude de non-intérêt pour le pays. Même l’Europe n’a pas l’air d’être tout à fait au diapason de Paris, qui paie un peu le prix d’avoir fait cavalier seul », décrypte le politiste Joseph Bahout.
Crise politique qui s’enlise
En août 2020, M. Macron avait lancé ce qui, depuis, a été nommé « l’initiative française » : un appel à la formation d’un « gouvernement de mission », à un « nouveau pacte ». Ces efforts ont échoué et la crise politique s’est enlisée. Aucun gouvernement n’a ainsi pris la relève du cabinet de Hassan Diab, premier ministre démissionnaire depuis un an. « Paris se débat pour sauver ce qui peut l’être dans cette initiative. Toutefois, il y a peu de fenêtres de tir dans les prochains mois, surtout si un gouvernement ne se forme pas au Liban : d’ici quelques semaines, le chronomètre avant la présidentielle en France va commencer à tourner », juge M. Bahout.
Mercredi, M. Macron a estimé que le Liban mérite « mieux que de vivre de la solidarité internationale ». Mais, dans le même temps, ni Paris ni ses partenaires occidentaux ne rompent avec une classe politique incapable de réformes. « Parler de réformes avec ces gens est une blague, déclare, cinglant,
Charbel Nahas, qui dirige le mouvement Citoyens et citoyennes dans un Etat, l’un des groupes d’opposition alternative. On est aujourd’hui dans une course au terme de laquelle survit soit la société, soit le système politique. Et la société dépérit, elle est saignée par l’émigration. » Ces départs affectent,
par exemple, le secteur sanitaire.
« En restreignant l’action à l’humanitaire et au sécuritaire [le soutien à l’armée], tout en disant qu’on veut un gouvernement avec des dirigeants comme Saad Hariri [qui a jeté l’éponge mi-juillet] ou Najib Mikati [désigné le 26 juillet], cela aboutit, qu’on le veuille ou non, à ce que le système politique se
maintienne », considère l’économiste et ancien ministre.
Sursaut de mobilisation
Les chefs politiques ont toujours leurs partisans et surfent, quand ils en ont les moyens fnanciers, sur la misère pour « déliser leur base. Mais, pour une partie importante de la population, la crise de confance est totale. « Otages d’un Etat meurtrier » : les mots inscrits sur une affiche déroulée, mercredi, sur la façade d’un immeuble faisant face au port étaient là pour le rappeler.
La journée de mercredi a marqué un sursaut dans la mobilisation. Des milliers de Libanais ont voulu entourer les familles des victimes de l’explosion dans le port de Beyrouth – plus de 200 morts, dont les noms ont été lus lors des commémorations, et des milliers de blessés. Aucune réparation morale,
un an après ; ni excuses des dirigeants ni justice. Le gouvernement sortant s’était contenté de proclamer un deuil national. A quelques centaines de mètres des silos de blé encore éventrés et des monticules de ferraille du port de Beyrouth, la foule a dit son refus de l’impunité, lors d’un moment empreint de tristesse et de colère.
« Nos parents ont subi l’amnistie votée après la guerre civile, et les miliciens ont intégré les institutions. Nous n’accepterons pas que l’oubli recouvre l’explosion au port », clame Issam, 27 ans. Dans la soirée, des heurts ont éclaté près du Parlement entre des manifestants et des membres des forces de sécurité. Mais plus que ces images de violence, c’est l’envie de révolte renouvelée et l’exigence de justice qui ont dominé cette journée.