Les transports collectifs, éternels
sacrifiés du système libanais
Un article par Salah Hijazi publié le 11 Septembre 2021 dans L’Orient-Le Jour sur ce lien.
« Il va falloir que les Libanais trouvent des alternatives moins chères pour se déplacer. » C’est ce que préconisait il y a quelques semaines le ministre sortant de l’Énergie et de l’Eau, Michel Najjar, face à la perspective de la levée des subventions sur l’essence et l’explosion des prix en livres libanaises qui en sera une des conséquences directes. Une suggestion plus facile à énoncer qu’à mettre en pratique, dans un pays où la classe politique a longtemps relégué au dernier plan la question des transports publics au profit d’un système de mobilité centré sur les véhicules privés.
La crise économique et la hausse exponentielle des prix des hydrocarbures ne semblent pas avoir poussé la classe dirigeante à saisir l’opportunité de rattraper le retard accumulé dans ce domaine en déployant un véritable réseau de transports en commun. Signe de ce désintérêt, le gouvernement libanais s’apprête en effet à sacrifier un prêt de la Banque mondiale (BM) de 295 millions de dollars, initialement prévu pour financer la construction d’un réseau baptisé Bus Rapid Transit (des voies exclusivement dédiées à la circulation rapide des bus), allant de Tabarja (Kesrouan) à Beyrouth, pour financer la carte d’approvisionnement censée accompagner la levée des subventions.
Sauver le système
Ironie de l’histoire, cette décision de réaffecter le prêt pourrait même être validée par la BM, qui s’est dit prête à en discuter, selon son bureau à Beyrouth que L’Orient-Le Jour a contacté. Le gouvernement libanais devra cependant se plier à certaines conditions, comme accepter que les aides versées via la carte le soient en « vrais » dollars ou que le processus de distribution des cartes soit supervisé par un tiers indépendant.
Contacté, le député aouniste Ibrahim Kanaan, qui préside la commission parlementaire des Finances et du Budget, et dont le bloc politique avait présenté un projet de loi sur la mise en place des cartes d’approvisionnement, affirme que la décision de rediriger le prêt de la BM est entre les mains du gouvernement. « Pour l’exécutif, la priorité est d’aider les Libanais les plus démunis à absorber le choc de la levée des subventions sur les produits de première nécessité. Le gouvernement semble penser que la priorité n’est pas aux transports publics en ce moment », explique le député.
Un argument qui peine à convaincre les militants et les experts, y percevant plutôt une ruse de la classe dirigeante. « Encore une fois, les dirigeants libanais ont fait le choix politique d’acheter du temps pour rallonger la durée de vie du système plutôt que de réellement plancher sur des solutions durables. Pour les zaïms du Liban, il faut diviser les Libanais, non pas les rapprocher », regrette Petra Samaha, doctorante en sociologie urbaine à Sciences Po Paris et membre du mouvement d’opposition Citoyens et citoyennes dans un État.
Le désintérêt des responsables pour les transports publics n’est pas nouveau. « Dans les années 70, la tendance au niveau international était le passage des moyens de transport en commun vers la voiture individuelle. Depuis, cette tendance a été corrigée, mais pas au Liban. Cela peut s’expliquer par l’influence exercée par les lobbies liés au secteur automobile, comme les importateurs, les assureurs, les stations-service, etc. », explique Mona Fawaz, enseignantechercheuse en urbanisme au sein de l’Université américaine de
Beyrouth. Selon les chiffres du site Our World in Data, affilié à l’Université d’Oxford, près de 43,4 % des Libanais possédaient une voiture en 2014, plus de trois fois la médiane internationale de 13 %.
Reconstruction de Beyrouth
Après la guerre civile, la situation des transports en commun au Liban a poursuivi son déclin. Ces derniers deviennent les grands absents des projets de reconstruction dans les années 1990. « Dans sa vision de Beyrouth postguerre, l’entreprise Solidere du Premier ministre Rafic Hariri voyait la capitale comme une ville gentrifiée, un centre financier et touristique complètement isolé du reste du pays et accessible seulement aux plus riches. La mise au point d’un réseau de transports publics autour de la capitale était donc aux antipodes de ce projet », estime Petra Samaha.
Face à ce vide, des alternatives ont émergé. À l’instar des prospères lignes de bus informelles, ne disposant pas de véritables arrêts, et longtemps dominés par des clans affiliés à la classe politique. « L’émergence de ces lignes de bus rend les politiciens libanais encore plus incapables de mettre au point un véritable réseau de transports en commun au Liban. Prenez par exemple l’ancien ministre des Transports et des Travaux publics, Ghazi Aridi. Si officiellement, il disait être favorable à la création d’une ligne de bus entre le Chouf et Beyrouth, il a fini par être confronté aux membres de sa communauté qui tenaient eux-mêmes des lignes de bus du système informel », ajoute la chercheuse.
« Afin de réussir à créer un réseau fiable de transports en commun au Liban, il est impératif de trouver une formule qui ne mette pas les quelque 80 000 personnes dépendant du secteur du transport informel en conflit avec le projet », estime Petra Samaha. Elle est rejointe ici par Mona Fawaz, pour qui les conducteurs pourraient être inclus dans le nouveau système de transports collectifs. « Beyrouth a rapidement grandi du fait de sa position, à l’intersection de trois grands axes routiers. Mais l’expansion de la ville a eu lieu de façon chaotique et aléatoire. Ainsi, les lignes de bus qui seront créées nécessiteront sans aucun doute des “feeder buses”, c’est-à-dire de petits bus qui relieront les stations secondaires aux stations principales », propose-t-elle. C’est également la philosophie que prône Hadeer, une plateforme lancée récemment par un groupe de Libanais reliant par bus Beyrouth à Batroun, quelque 55 kilomètres au nord. « Hadeer est une application qui met en contact les utilisateurs avec des bus sur l’axe Beyrouth-Batroun. L’application demande à l’utilisateur d’indiquer où il se trouve et où il souhaite aller, et le dirige donc vers “l’arrêt virtuel” le plus proche et le bus correspondant à ses horaires », explique Elio Haddad, cofondateur de Hadeer. « Nous ne voulons pas entrer en conflit avec les autres conducteurs de bus. D’abord parce que nous leur offrons la possibilité de travailler avec nous, ensuite parce que nous servons une clientèle plutôt différente et capable de payer plus », affirme le jeune entrepreneur.
En effet, si les premiers 15 kilomètres traversés avec un bus de Hadeer sont facturés à 7 000 livres, le coût augmente ensuite avec la distance une fois passée la barre des 15 kilomètres. Ainsi, un trajet Beyrouth- Batroun revient à environ 20 000 livres libanaises. « Hadeer est un projet ambitieux que nous avons imaginé pour compenser le vide que l’État laisse. Et le projet ne nous a coûté que quelques dizaines de milliers de dollars… » affirme Elio Haddad.
Car dans les faits, le coût de la création de réseaux de transports collectifs est loin d’être exorbitant. « La facture de la mise sur pied d’un véritable réseau de transports en commun au Liban est minuscule comparée à la facture d’importation des hydrocarbures », affirme ainsi Mona Fawaz. « Au Liban, 90 % des trajets se font en voiture privée. Si la moitié seulement de ces trajets était redirigée vers le bus, on économiserait un demi-milliard de dollars en importations d’essence par an, soit quasiment deux fois la valeur du prêt de la BM. Sans compter le fait que le tout reviendrait moins cher au consommateur qui, selon mes calculs, paye en moyenne 850 livres par km en bus contre
environ 1 300 livres en voiture », poursuit Petra Samaha. Et ce n’est pas le seul avantage. « Les transports collectifs permettront aussi de diminuer le niveau de pollution dans la ville, d’augmenter la productivité des Libanais qui passeront moins de temps dans les embouteillages ou à faire la queue devant les stations-service pour faire le plein. Cela réduira au passage le stress provoqué par cette situation qui pose un véritable problème de santé publique », affirme la chercheuse. Tout cela sans compter la marche, « un pilier de n’importe quel plan de transports collectifs et un exercice important pour la santé », souligne encore Mona Fawaz.
Des avantages évidents mais que la classe dirigeante actuelle peine pourtant à discerner, à l’image de la directrice générale du pétrole au sein du ministère de l’Énergie et de l’Eau, Aurore Feghaly, qui s’est récemment distinguée dans un entretien télévisé en recommandant aux Libanais pris à la gorge par la crise du carburant de « limiter leurs déplacements »…