La crise au Liban : opportunités et responsabilités
Article du Secrétaire Général du mouvement Citoyens et Citoyennes dans un État publié dans L’Orient-le-Jour le 17 Avril 2020
Tout le système politico-économique en place depuis le milieu des années 1980 s’effondre aujourd’hui, après une agonie prolongée. Le choc économique a été longtemps reporté. Il a été clairement annoncé mais s’est heurté au déni une fois advenu. Entre 2005 et 2014, après avoir épuisé les effets revigorants de la conférence de Paris II, le système financier avait surmonté la longue phase des tensions politiques, la guerre de 2006 et la dévastation en Syrie du fait de la montée des prix du pétrole et de l’afflux massif de capitaux.
Un tournant politique majeur
À partir de 2015, avec la chute brutale du prix du pétrole, rien n’allait plus. Le pouvoir était aux mains d’un gouvernement faible, et la présidence de la République était vacante. L’année 2016 a été celle de la restauration. La Banque centrale (BDL) a procédé aux fameuses « ingénieries financières », faisant cadeau aux banques de près de 6 milliards de dollars pour les pousser à attirer de nouveaux dépôts de l’étranger. L’« arrangement présidentiel » est arrivé dans la foulée.
Cela ne suffit pas. Une seconde vague de restauration fut déclenchée en 2018. Sur le front financier, la France organisa en avril 2018 la conférence CEDRE avec ses milliards. Les élections législatives se déroulèrent conformément aux préparatifs et aux souhaits des chefs communautaires. Le gouvernement d’« union nationale » qui devait procéder aux « réformes » mit huit mois à se constituer ! Les « partenaires » étrangers s’affolèrent. L’hubris des chefs politiques communautaires n’était pas incompréhensible, leurs propres finances allaient tellement mal qu’ils ne purent s’empêcher de revenir à leurs querelles autour de leurs parts d’un gâteau qui n’existait plus.
En octobre 2018, notre mouvement avait lancé sa mise en garde quant à la faillite totale et appelé les chefs communautaires à passer la main puisqu’ils étaient notoirement incapables de gérer la crise prochaine, devenue inévitable.
Pourtant, les manifestations du 17 octobre prirent tout le monde de court. Sauf les banques qui décidèrent le jour même de se mettre en cessation de paiement. Les politiques prirent peur. Ils revinrent à leur jeu préféré : repositionnement, répression modulée et manipulation des craintes. Certains se prétendirent opposants, les autres, contents d’occuper la place, crurent malin de s’abriter derrière un gouvernement de façade, dit de technocrates. C’est lui qui dut annoncer le défaut de l’État sur la dette en eurobonds alors que le gouvernement précédent avait allègrement versé 7,7 milliards de dollars aux créanciers. Il dut aussi essuyer la « libération » et l’« exfiltration » de Amer Fakhoury. À chaque fois qu’il eut des velléités de prises de décision, même sur instigation des véritables chefs, il fut promptement remis à sa place (réaffectation des magistrats, nominations à la Banque centrale, mais aussi l’affaire de la loi sur le contrôle des capitaux). Il dut finalement se défausser de son propre programme économico-financier, niant sa paternité, devant l’intérêt soudain des chefs pour « protéger les déposants ». Au sein du régime, certains cercles, plus « professionnels », semblent se dresser pour limiter l’ardeur des chefs communautaires et sauver le gouvernement de façade, en l’amenant d’abord à reconnaître à nouveau la paternité du programme, puis en l’autorisant à procéder à quelques nominations et enfin en l’encourageant à lancer un plan d’aide aux PME. Entre les chefs communautaires, la BDL, les banquiers et les professionnels de l’« État profond », les tiraillements ne sont pas près de s’arrêter.
Entretemps, le pays dut subir le malheur de la pandémie du Covid-19, comme le reste du monde. Le personnel de santé dans le ministère et dans les hôpitaux publics démontre encore une fois que les Libanais ne manquent ni de ressources ni de courage. On oublie qu’ils devaient attendre des mois pour recevoir leurs salaires. Les chefs communautaires n’ont pas manqué de mettre la peur des Libanais à profit pour reprendre la main. D’une part, ils ont veillé à faire oublier la faillite générale du pays, la perte par les ménages de leurs revenus et de leur épargne (aggravée par le confinement) et l’élan de protestation populaire contre leur impéritie, en accaparant les médias pour couvrir les menus détails des campagnes de dons ou du rapatriement des émigrés. D’autre part, ils ont mobilisé leurs réseaux au niveau des moukhtars et des municipalités pour sélectionner les bénéficiaires des aides publiques en vue de reconstituer leurs réseaux d’embrigadement et de clientélisme, au détriment de toute logique de droits liés à la situation effective des citoyens (âge, catégorie professionnelle, état sanitaire…) puisque aucun recensement de la population n’existe ni n’est envisagé.
Ignorance et incapacité politique
Il reste que ce que notre mouvement avait décrit et prévu en 2018 s’est produit et ne peut plus être nié : les pertes sont là et elles sont effarantes. Le rapport du gouvernement, optimiste, annonce une baisse du PIB de moitié et des pertes (83 milliards de dollars) représentant près de 3 fois le PIB prévu (30 milliards) ; le condominium des chefs communautaires est incapable de faire face à la réalité et d’assumer les responsabilités de son ignorance et de son incapacité, laissant la société devenir la variable d’ajustement de son système de domination politique.
Face à ce brouillage, quelques mises au point s’imposent : qu’est-ce qu’une crise ? Si la crise était la fin du monde, il serait justifié de tout faire pour la retarder. Si elle était accidentelle, personne ne devrait en être tenu responsable, et la solidarité de tous s’imposerait.
Il n’en est rien. Une crise est un moment passager, une rupture et une transition. C’est un changement imposé dans les habitudes et les institutions ; qui dit imposé dit qu’il est difficile, non désiré. Il peut conduire à des issues multiples, certaines peuvent s’avérer meilleures que la situation antérieure, certaines peuvent être pires. Une crise se gère ; c’est à la fois un défi et une opportunité. Quel est le rôle de la finance ? Le financement n’est qu’un moyen de mobilisation des ressources. Une crise n’est jamais, intrinsèquement, financière. Le Liban n’a pas souffert, au cours des trente années passées, d’un manque de financement mais d’une pléthore de financement. La crise étant la marque de la fin d’un régime économico-politique, son issue relève de la confrontation des projets économico-politiques, qu’ils soient explicites ou, plus dangereusement, implicites. La disponibilité du financement représente une contrainte majeure pour leur application, mais seulement une contrainte. Le Liban a longtemps vécu une double illusion : une illusion financière dans laquelle l’immense majorité s’est complue, mais aussi une illusion monétaire autour d’une pseudo devise : le dollar libanais. Ces deux illusions se sont effondrées ensemble.
Que signifient les pertes ? Pour une économie nationale, les pertes ne se manifestent pas dans les bilans et les inventaires. On ne traite pas une économie comme un héritage ou une entreprise commerciale qu’il faudrait liquider. Les pertes se mesurent au niveau des ressources humaines et matérielles, leur déperdition ou leur accumulation, en quantité et en qualité. Quand un million de jeunes Libanais ont émigré depuis la fin de la guerre, que les investissements nets, publics et privés, ont été négatifs depuis la fin des années 1990 (hors immobilier spéculatif), que les services publics et sociaux sont délabrés, que la dignité du travail et les droits sont bafoués, c’est que les pertes sont colossales et s’accumulent sans cesse. L’agencement des créances et des dettes, dans les patrimoines et les bilans des ménages, des banques, de la Banque centrale et de l’État, importe pour autant qu’il pousse à ces pertes réelles.
Reporter les pertes « financières », sous le couvert malsain d’une prétendue « résilience », a été le choix du système depuis le tournant des années 1996-1997. Riad Salamé a été loué pour ses prouesses, couvrant l’échec du régime économico-politique démarré en 1992. Certains des dirigeants de ce système, les anciens et ceux qui s’y sont adjoints, veulent aujourd’hui en faire le seul responsable. Cacher les pertes « financières » accentue les pertes réelles au niveau de la société et de l’économie.
Alternatives et responsabilités
En novembre 2019, au plus fort du mouvement spontané de révolte populaire, notre mouvement a formulé un programme politique pour gérer la transition : une négociation responsable avec les six chefs communautaires pour organiser le passage du pouvoir et éviter le dérapage vers la « somalisation » ou vers un régime sécuritaire, un gouvernement doté de pouvoirs législatifs exceptionnels, pour une période de 18 mois, composé de citoyens porteurs d’une légitimité laïque claire avec pour mission, dans un premier temps, de reconnaître les données en termes de ressources disponibles conjointement à un moratoire sur les créances puis, dans un deuxième temps, de contenir les effets de la faillite, en termes sociaux (couverture médicale universelle et gratuité de l’enseignement) et économiques (restructuration de l’ensemble des relations économiques et financières, non seulement au niveau des banques, mais aussi au niveau des relations de travail, des loyers, des transactions commerciales…) et enfin, dans un troisième temps, de poser les bases d’une économie équilibrée et d’un État capable, en établissant une fois pour toutes la légitimité de l’État laïque et en réformant les fondements du modèle économique en vigueur depuis la guerre civile.
Ce programme, le seul proposé pour transformer la colère populaire en alternative politique, a suscité beaucoup de discussions et a rassemblé un nombre appréciable de personnalités, mais pas assez pour inverser le rapport de force.
Comme déjà décrit, l’adversaire a repris la main, mais les pertes et le besoin de l’extérieur étant devenus patents, ses rangs se sont dispersés et ses contradictions envenimées : les campagnes des politiciens et des banquiers font rage sous la cendre du confinement, chacun essayant de faire porter la responsabilité aux autres et tentant de tirer profit du désastre. Malheureusement, la situation du pays s’est dégradée depuis que la contestation populaire a été contenue. Il faudra traiter avec une situation plus dangereuse.
Notre mouvement a finalisé son projet économique pour le Liban de l’après-crise. Il le rendra public sous peu. Car personne n’admet un surplus de pertes et nous nous dirigeons vers une vague d’émigration massive et des troubles sécuritaires. Mais si, au lieu de pertes vaines, il s’agissait de sacrifices pour atteindre un objectif social et individuel clair, plus sûr et plus digne, là, nous nous devons de compter sur chacun des Libanais et chacune des Libanaises, résidents ou émigrés, pour qu’au terme d’un choix personnel, dont la nécessité a été il est vrai imposée, ils assument leurs responsabilités et rejoignent notre entreprise.