La plongée de Macron dans le marais libanais

Après le traumatisme de l’explosion du 4 août à Beyrouth, le Liban est devenu un dossier majeur de la diplomatie macronienne. En appelant le pays du Cèdre au changement politique, le président français a séduit les foules, puis il s’est heurté au pouvoir d’inertie du système libanais.

Article de Par Piotr Smolar et Laure Stephan publié dans Le Monde le 30 décembre 2020 et disponible sur ce lien.

Il y eut la déflagration, les vitres fracassées, les immeubles balafrés, l’odeur âpre, et puis la colère, incandescente. Chaque Libanais se rappelle où il se trouvait,le jour de l’explosion gigantesque sur le port de Beyrouth, le 4 août.

Les diplomates travaillant auprès d’Emmanuel Macron aussi. La trêve estivale avait éparpillé la plupart d’entre eux sur le territoire. En quelques heures, ils étaient tous de retour à l’Elysée, mesurant l’ampleur de la catastrophe. Un voyage du président sur place fut décidé pour manifester la solidarité du pays avec un Liban à l’agonie. Une agonie venue de loin, aux racines financières et politiques. Tous les voyants étaient déjà à l’écarlate avant l’explosion, sans provoquer de sursaut de l’élite locale, au grand dam de Paris.

En avril 2018, la France avait organisé la conférence Cedre. Près de 11 milliards de dollars (près de 9 milliards d’euros) de promesses – des prêts pour l’essentiel – avaient été réunis, à l’intention du Liban. En apparence, cet effort s’inscrivait dans la continuité d’une série de conférences, baptisées Paris 1, Paris 2 et Paris 3, organisées à l’époque de Jacques Chirac. Mais Cedre représentait un changement de méthode, voulu par Emmanuel Macron. Dorénavant, l’argent ne serait plus gratuit. Il serait conditionné à une feuille de route, des réformes dans les secteurs-clés et les administrations publiques, réclamées en vain par le passé. « On avait alors posé le bon constat, se souvient un diplomate français de haut rang, en arrêtant d’inciter à la reconduction d’un système mafieux et clientéliste, reposant sur la corruption, la dette et une économie absolument pas productive. »

Longtemps, les chancelleries occidentales s’étaient tues au sujet de la corruption au plus haut niveau politique. Cedre marque une rupture dans le ton, certes, mais les acteurs restent les mêmes. La conférence se tient en amont des élections législatives libanaises. Les représentants de la société civile et les partis alternatifs, qui se préparent au scrutin, dénoncent un cadeau offert à Saad Hariri et à la classe dirigeante.

Quelques mois plus tôt, en novembre 2017, le premier ministre avait été forcé alors à démissionner par le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, recouvrant sa liberté grâce à l’intervention de la France. « Cedre acte la restauration du régime libanais à la veille des élections, plusieurs mois après l’ajfaire rocambolesque de Saad Hariri en Arabie saoudite, estime Charbel Nahas, dirigeant du mouvement Citoyens et citoyennes dans un Etat et candidat malheureux aux législatives de 2018. Cette double séquence marque le début d’un nouveau cap français pour se repositionner dans la région après plusieurs débâcles, par exemple en Syrie. »

Mais rien ne se produisit à la suite de Cedre. « Après les élections, les acteurs libanais sont revenus à leurs habitudes de troc en se disant “On est tranquilles”. Le carrousel est reparti », poursuit M. Nahas. Or la mécanique déraille : le Liban se dirige vers la faillite.

Continuelles divisions

En octobre 2019, un mouvement populaire de colère, déclenché par la dégradation économique et des années de frustration, impose une forte pression sur les partis. La démission de Saad Hariri, loin d’ouvrir la voie à un changement, relance la lutte pour le pouvoir. L’instinct de préservation des partis est soumis à un test encore plus intense après l’explosion sur le port de Beyrouth (200 morts et 6 500 blessés), le 4 août, acmé de la crise libanaise. C’est dans ce marais qu’Emmanuel Macron décide alors de plonger, avec un mélange d’audace et d’hubris.

Sa troisième visite sur place en cinq mois, prévue le 22 décembre, devait servir à saluer les troupes françaises présentes sur place. Le Covid-19 a bouleversé l’agenda du président, qui venait d’être testé positif. Néanmoins, son implication politique dans le pays du Cèdre, au cours du deuxième semestre de 2020, restera comme un chapitre majeur de sa diplomatie. A la fois par son ambition et les mots employés, faisant croire, à tort, à une mise sous tutelle de la classe politique locale, alors que celle-ci se débattait pour sa survie. Le volontarisme de M. Macron s’est fracassé contre la réalité de la politique libanaise. « L’initiative est restée entre deux chaises : trop ou trop peu. Il fallait soit ne pas intervenir, soit se démarquer des règles du jeu, que l’on connaît bien à Paris », juge Charbel Nahas.

Le 6 août, deux jours après l’explosion, Emmanuel Macron parcourt à pied le quartier de Gemmayzé. « Aidez-nous ! », « Vous êtes notre seul espoir ! », crient des habitants agglutinés autour du président français, en bras de chemise. Dans le pays, les continuelles divisions, confessionnelles, claniques et financières, mises sous cloche par temps calme, sont de nouveau exacerbées. « Il faut aussi qu’on change le système politique », lâche le chef de l’Etat, investi par ces apostrophes comme si elles constituaient une lettre de mission. Tous les ingrédients de la déception à venir réunis en une scène.

Le soir, devant la presse, Emmanuel Macron évoque la nécessité d’un « nouveau pacte avec le peuple libanais ». L’expression est historiquement connotée. Elle fait référence à l’accord informel conclu en 1943 entre dignitaires politiques, alors que le Liban accède à l’indépendance. Un autre «pacte de vie en commun », qui confirme un partage confessionnel du pouvoir, voit le jour en 1989, après quinze ans de guerre civile et régionale, avec l’accord de Taëf (Arabie saoudite). Celui-ci prévoyait notamment la dissolution de toutes les milices. « C’était un moment de tension forte et d’urgence, explique un diplomate, au sujet des paroles présidentielles. Au Liban, les interprétations vont vite. Il ne s’agissait pas de faire un nouveau Taëf ou 1943, mais de dire l’urgence d’une réponse. »

Approche inclusive

Le 6 août, M. Macron jure fidélité au peuple libanais et promet de revenir le 1er septembre, pour vérifier si les dirigeants locaux sont à la hauteur. Le 9 août, la France organise, avec l’ONU, une conférence internationale de soutien au peuple libanais. L’objectif est atteint. Les participants s’engagent à réunir plus de 250 millions d’euros d’aide d’urgence. Une condition est posée : l’argent ne transitera pas par les institutions. Celles-ci sont mises à l’écart,à l’exception de l’armée. Emmanuel Macron s’entretient avec de nombreux dirigeants étrangers, comme le président russe, Vladimir Poutine, ou bien son homologue iranien, Hassan Rohani. L’objectif est de limiter les ingérences extérieures au Liban.

Mais un autre facteur pèse sur la démarche française : l’administration Trump. Pour Washington, seul compte l’Iran, son programmenucléaire, ses ambitions dans la région par l’intermédiaire des sous- traitants armés comme le Hezbollah, ennemi de son allié israélien. Une semaine après le départ d’Emmanuel Macron, Washington annonce des sanctions contre deux anciens ministres, alliés du Hezbollah. Le camp chiite se raidit. « Les Américains ont fait un bébé dans le dos aux Français », dit Pierre Issa, secrétaire général du Bloc national, autre parti alternatif. L’approche inclusive de l’Elysée n’est pas du goût de Washington. « Paris s’en tient àcette fiction qu’il existe une “aile politique” du Hezbollah », fustige Mike Pompeo dans les colonnes du Figaro. En novembre, c’est Gebran Bassil, gendre du président Michel Aoun, allié majeur du Hezbollah, qui est sanctionné.

Le 28 août, lors d’un briefing pour la presse avant un nouveau voyage du président à Beyrouth, l’Elysée évoque la nécessité de « geler le temps politique »au Liban. Un « gouvernement de mission » – expression dorénavant consacrée – est réclamé afin de conduire les réformes. La désignation d’un nouveaupremier ministre, Mustapha Adib, à la veille de l’arrivée du dirigeant français, semble un rare signe positif. Les acteurs libanais soignent les apparences :offrir du neuf avec un inconnu du public, mais issu du sérail. Les querelles intestines ressurgissent, accentuées par les sanctions.

Impuissant, Adib ne tiendra que quelques semaines, avant le retour de Saad Hariri.

Aucun gouvernement ne voit le jour. La classe politique a replongé dans l’attentisme. Elle guette l’élection présidentielle américaine, au résultat incertainjusqu’à la désignation du démocrate Joe Biden début novembre. L’intention : comprendre le futur positionnement de Washington. Le Liban reste un casinooù l’on mise en vertu de l’identité du croupier. Les dirigeants y excellent. L’effondrement du pays, lui, se poursuit. Ceux qui peuvent encore s’exiler le font, le cœur gros.

« Paris mise sur le mauvais cheval »

Les interlocuteurs qu’Emmanuel Macron retrouve à la somptueuse résidence des Pins, le 1er septembre, sont les gardiens d’un système pervers qui les nourrit, et qu’ils n’ont aucun intérêt à réparer ou à condamner. D’autant que la pression de la rue n’a pas redoublé après l’explosion, malgré la démission du premier ministre, Hassan Diab, le 10 août. Trop fragmentée, pas assez incarnée, simplement démoralisée, l’opposition civique s’est aussi reconvertie dans la solidarité d’urgence pour les nécessiteux et les sans-abri.

Mais, en invitant à deux reprises des représentants de la « société civile » ou d’ONG, plutôt que de  partis alternatifs, l’Elysée affiche aussi une forme de prudence. « Le Liban a besoin d’une transition, aussi pacifique que possible. Paris mise sur le mauvais cheval : la classe politique actuelle est incapable de gouverner », fulmine Pierre Issa, invité le 6 août en tant que membre de la société civile, tout en louant la « réactivité » et la « solidarité » démontrées par M. Macron.

« On n’a pas misé sur une reprise du mouvement populaire, explique une source diplomatique française, mais sur une prise de conscience générale, y compris des membres du Parlement. » Ceux parmi les manifestants qui adhèrent aux efforts de Paris, au lieu d’être les meilleurs alliés du président français, lui ont délégué leur colère. Or Emmanuel Macron, trop seul, a permis de relégitimer les officiels libanais, du président Michel Aoun jusqu’à Saad Hariri. Sans oublier le Hezbollah. Lors de la table ronde, à la résidence, le président français a accepté la participation de Mohammad Raad, chef du groupe parlementaire du parti chiite. La France entérine ainsi le poids réel du Hezbollah, qui divise tant les Libanais.

Le scénario de la désignation d’un premier ministre dit « technique », aux pouvoirs législatifs exceptionnels, qui aurait pu s’abstraire du marigotparlementaire, a été écarté. « La question s’est posée, mais on a tout de suite vu que ce serait compliqué et pas forcément nécessaire, justifie un diplomatefrançais de haut rang. On est partis dans des exégèses de la Constitution libanaise. Or la priorité du président a été d’éviter les questions qui détournentl’attention des vrais sujets urgents. » Ni le désarmement du Hezbollah, ni la loi électorale, ni les pouvoirs exceptionnels au premier ministre ne devaient doncêtre abordés à ce stade.

Face à la presse, ce 1er septembre, Emmanuel Macron se félicite de l’adoption d’une feuille de route, agréée par tous, sur l’échéancier des réformes. Il s’agit notamment de l’audit de la Banque du Liban,      de la mise en place de la régulation de l’électricité, de la composition de l’autorité de lutte contre la corruption. Le casting du gouvernement devait être déterminé dans les quinze jours – un délai qui ne   sera pas tenu, encore un. « Annoncer un timing était une erreur : c’était ouvrir la voie à ceux qui ne voulaient pas de la formule française, pour la saboter », juge un observateur.

« J’ai honte pour vos dirigeants »

« On n’a pas le droit, pour reprendre la formule de Rimbaud, de rester des “Assis” », dit Emmanuel Macron le 1er septembre, devant la presse, en référence autitre d’un poème plein de fureur et de venin. Rimbaud y fustigeait « ces vieillards [qui] ont toujours fait tresse avec leurs sièges ». Foi inébranlable du jeune président dans sa propre puissance. Mais M. Macron écarte à ce stade l’hypothèse de sanctions contre les dirigeants libanais. En vérité, il croit peu en cetoutil, lorsqu’il devient une fin en soi. Ne reste alors que son verbe. Les partis libanais l’ont bien compris. Ils sont aussi confortés par leur impunité passée, ceslongues années où leurs abus et lâchetés avaient été tolérés par les puissances étrangères intéressées.

Rarement l’écart entre l’usage de mots martiaux et l’impuissance en actes aura été aussi flagrant que le 27 septembre. Emmanuel Macron organise, à l’Elysée, une conférence de presse hors norme à propos d’un pays étranger. Il s’adresse aux journalistes français et à leurs collègues libanais, en lien vidéo de Beyrouth. « J’ai honte pour vos dirigeants. J’ai honte », répète-t-il, décrivant une « trahison collective » et se lançant dans un monologue d’une sévérité extrême contre « une classe politique soumise au jeu mortifère de la corruption et de la terreur. »

Il confirme aussi la tenue « d’ici à la fin du mois d’octobre » d’une nouvelle conférence de soutien au peuple libanais, en liaison avec les Nations unies, pour préserver l’effort humanitaire. Dans les trois semaines suivantes, une réunion des membres du Groupe international de soutien au Liban est aussi prévue, pour mesurer les avancées sur la voie des réformes. La première conférence a lieu finalement le 2 décembre, grâce à un nouvel effort diplomatique de Paris, pour rassembler les bonnes volontés. La seconde, elle, est reportée à une échéance inconnue. A ce stade, il s’agit simplement pour l’Elysée de poursuivre l’effort humanitaire, auprès d’un grand malade, pris au piège d’autres enjeux, régionaux. « Le résultat est terrible pour Macron, note un diplomate européen. Il y a eu une énergie, une volonté de peser, une prise de responsabilités rare. Mais tout cela dans le vide. »

A Beyrouth, divers politiciens de premier plan continuent de présenter l’initiative française comme la voie du salut. « On avait l’ordonnance, mais on nesuivait pas le traitement. Maintenant, on n’a pas le choix, on est aux soins intensifs. Ils veulent un nouveau style dans notre travail ? On le fera », jure le conseiller d’un des six chefs communautaires. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient. « La région est en lambeaux ; il n’existe plus de régimesarabes capables de pousser pour une initiative, c’est pour cela que l’on a besoin d’un soutien international, pour dépasser les problèmes internes », affirme-t- il.

Après l’annonce de l’annulation de la visite de M. Macron, le quotidien An Nahar publiait une caricature montrant des cancres, dans une salle de classe, entrain de se chamailler et de lancer des avions en papier. Sur le tableau, une phrase : « Macron ne revient pas. »