Un État pour le Liban ? Pour quoi faire ?
Article de Moussa Khoury, Membre de Citoyens et Citoyennes dans in État, publié dans l’Orient-Le Jour le Samedi 6 Mars 2021 sur ce lien.
Faut-il confier à une instance religieuse le soin de répondre à la plus complexe des équations nationales et communautaires ? Un éditorial d’Élie Fayad, publié lundi dans ces colonnes et intitulé « Bkerké le retour », le laisse entendre. Son propos commence par réfuter le projet de Charbel Nahas qui n’aurait pas saisi, écrit-il, que « la classe politique libanaise et le système bancaire ne sont pas seuls à avoir fait faillite »; ajoutant qu’il faudrait inclure dans le diagnostic celle de la dite « société civile ». Or, s’il est un projet politique qui prend en compte toutes les raisons de la faillite de l’État au Liban, c’est bien celui de Citoyens et citoyennes dans un État. À commencer par une raison fondamentale qui a mobilisé les foules en octobre 2017 et que certains veulent brusquement oublier : la distribution/confiscation du pouvoir selon des critères confessionnels. « L’État laïque, écrit Nahas, est l’opposé exact de la coalition de groupes ou de prétendus composants communautaires » (Une économie et un État pour le Liban, Riad El-Rayess Books, 2020). Mettre fin à cette coalition, voici la condition essentielle à la construction d’un État et à la protection de tous les citoyens. Et par voie de conséquence, à la sécurité et à la pérennité des communautés, de toutes les communautés.
Libérer l’État
Comment ? En les mettant à l’abri de la confrontation. Contrairement aux raisonnements versatiles qui conduisent la pensée au gré de l’actualité, la vision de Nahas et de Citoyens et citoyennes dans un État a le long terme dans son viseur. Elle développe notamment les modalités selon lesquelles la construction d’un État laïque se ferait dans le respect des appartenances communautaires et des choix individuels, y compris dans les processus électoraux. On nous reproche un manque de fermeté à l’égard du Hezbollah ? « Nous disons que nous ne sommes pas d’accord avec lui (le Hezbollah), écrit encore Nahas, car il est une partie prenante essentielle de ce pouvoir, et nous avons une approche totalement opposée à la sienne en ce qui concerne la politique intérieure. » Autrement dit : c’est seulement en libérant l’État des pressions communautaires et en le dotant d’une armée affranchie de toute présence de milices internes que l’on mettra à l’abri telle communauté de la pression d’une autre. Ceux qui considèrent que la « parole politique ne pouvait plus atterrir qu’à Bkerké », comme le fait l’éditorial précité, ont-ils conscience de mettre en danger le pays et Bkerké à la fois ? Parce que faire assumer à une seule partie – le patriarcat maronite dans le cas précis –, la garantie de l’entité politique libanaise moderne revient à faire supporter à cette même partie une responsabilité écrasante. C’est lui demander d’apporter une issue dont elle n’a pas les moyens. Ce n’est pas seulement revenir en arrière, c’est revenir en arrière dans un contexte qui ne le permet plus, sinon au prix d’un démembrement. Il est d’ailleurs légitime de se demander si le discours de Bkerké du 27 février n’a pas été déformé dans sa portée par ceux qui cherchent à tout prix à impliquer le patriarche maronite là où lui-même ne devrait pas aller. Mgr Raï a certes avancé des propositions : il a appelé à une neutralité du Liban – principe aussi fluctuant que difficile à mettre en place – et il a appelé à la tenue d’une conférence internationale – qui ne fait pas l’unanimité, loin de là – pour garantir la pérennité du Liban.
Quand bien même ces deux propositions seraient réalisables et tout de suite, le patriarche a-t-il évoqué les moyens de sortir le Liban du chaos ? Avec quoi reconstruire son économie ? Que faire pour remettre sur pied les organismes étatiques sans lesquels il n’y a pas de pays? Comment instaurer, protéger, les droits sociaux de la population, à commencer par ses droits à la santé, à l’éducation… ?
Nous ne disons pas qu’il faut attendre du patriarche maronite ou de toute autre instance religieuse des réponses à des questions aussi épineuses et complexes, nous disons qu’à surinvestir son statut, on prend le risque de l’affaiblir, et avec lui – c’est là le plus grave –, de compromettre à jamais toute solution collective.
Non, le Liban n’est pas un « État en gestation », pas plus qu’il n’existe depuis un siècle seulement. Le Liban comme société est l’héritage d’une civilisation plurimillénaire et a connu, durant son histoire, de multiples formes d’organisation étatique.
Sortir de l’état de déliquescence
Le Liban ne peut exister en dehors d’une vision qui prenne en compte la réalité de la société dans son ensemble sans qu’elle soit prisonnière des tares de cette société communautarisée par la guerre, les petites guerres, lancinantes, déclarées ou larvées, par le règne de l’angoisse. Nous avons besoin de visionnaires et non de rêveurs ; des acteurs, des empêcheurs de tourner en rond, des femmes et des hommes pour qui faire de la politique, c’est avant tout s’engager au service d’un intérêt collectif, public, qui réclame de chacun, de chacune la conscience de l’autre, toutes identités sociales et communautaires confondues.
L’objectif n’est pas de plaire, mais d’avoir un cap et de le garder. Ces femmes et ces hommes politiques savent que pour sortir le Liban de l’état de déliquescence dans lequel il se trouve, il faudra faire et demander des sacrifices impopulaires. Mais ne dit-on pas qu’aux grands maux il faut de grands remèdes ? Connaît-on un malade qui se fasse opérer de gaîté de cœur ? Encore faut-il pouvoir identifier le mal sous toutes ses formes avant de lui administrer un remède, avant d’espérer le guérir.
Non, Charbel Nahas et le parti qu’il dirige n’ont pas tort de vouloir croire encore à la restauration d’un État au Liban. Un État laïque, souverain et fort, qui garantisse à tous l’exercice de leurs droits, y compris la liberté de conscience, en tant que citoyens et que citoyennes à part entière.
Un État dans lequel Mgr Raï n’aura pas à se soucier de l’avenir existentiel des membres de sa communauté, ni de celui des autres communautés religieuses. Un État qui pourrait servir d’exemple dans une région morcelée par les guerres, en partie livrée à des théocraties, prisonnière de formules communautaires ayant prouvé leur échec. Le projet est utopique? « L’utopie, c’est l’avenir qui s’efforce de naître, disait Victor Hugo. La routine, c’est le passé qui s’obstine à vivre. » Plutôt que le retour du passé, nous prônons son dépassement. Nous allons jusqu’à penser que ce n’est pas seulement la région qui serait susceptible de s’inspirer d’un tel État laïque, mais aussi les sociétés occidentales confrontées aux problèmes que posent la diversité religieuse et la cohabitation communautaire.
Alors, le « Liban pays-message » annoncé par Jean-Paul II trouvera tout son sens. Alors, Mgr Raï pourra traduire dans la pratique la déclaration du pape François en 2016 : « Un État doit être laïque. Les États confessionnels finissent mal. Cela va contre l’histoire. »
Nous partageons l’avis d’Élie Fayad quand il écrit que la classe dirigeante est « tétanisée par les conséquences de ses propres dérives », mais qualifier « d’éructation collective initiale » le grand mouvement de contestation qui a donné envie à des centaines de milliers de Libanais de rompre leur solitude et de vivre ensemble, c’est aller vite et mal en besogne. Le pays et les Libanais sont dans une telle souffrance, à l’heure qu’il est, qu’il nous faut tous trouver un moyen de débattre qui en tienne compte et qui place le service public au-dessus de chacun de nous.